Arrondies, à plat… ? Cette épineuse question a longtemps été débattue par les pédagogues, qui ont même inventé d’étranges instruments pour dresser les élèves. Voici quelques éléments de réponse…

La plupart du temps, lorsqu’il s’agit de jouer du piano, on nous dit : « Il faut avoir une bonne position de main. » Voilà qui est entendu, mais qu’en est-il exactement ? Les pédagogues de tous les temps ont affirmé qu’il faut tenir sa main d’une certaine manière. On demandait même à Arthur Rubinstein de jouer avec une pièce de monnaie sur la main. Si elle tombait, il était puni. Pauvre Arthur ! Les grands compositeurs eux-mêmes ont donné quelques conseils sur la « tenue de main ». En 1717, François Couperin, dans L’Art de toucher le clavecin recommande de « tenir les doigts tout près des touches ». Et il conseille de ne « pas faire de grimaces en jouant du clavecin ». Passionnant !

De son côté, en 1753, Carl Philipp Emanuel Bach se lamente : « Quelques personnes ont un jeu collant, comme si elles avaient de la glu entre les doigts… » Quant à Mozart, en 1783, il écrit à son père à propos des sonates de Muzio Clémenti : « Je supplie ma sœur de ne pas trop s’en occuper afin de ne pas gâter, par là, sa main calme et bien posée, et ne pas lui faire perdre sa légèreté naturelle sa souplesse et son agilité. » Et Wolfgang de bougonner : « Clémenti est un ciarlatano, comme tous les Italiens ! »

Beethoven, Czerny, et Chopin ont eux aussi laissé quelques recommandations sur la position de main. Carl Czerny, qui fut l’élève de Beethoven, a raconté : « Pendant les premières leçons, Beethoven m’occupa exclusivement à faire des gammes dans tous les tons, me montra la seule bonne position des mains et des doigts, alors encore inconnue de la plupart des exécutants, et particulièrement l’usage du pouce – règle dont je n’ai appris que plus tard à comprendre l’utilité. »

©Eric Héliot

Chez les pédagogues modernes du piano, les formules suivantes reviennent comme des leitmotivs : « Les doigts doivent être arrondis… il ne faut pas jouer les doigts à plat… Il faut jouer comme si l’on avait une pomme dans la main… » Le pianiste Marmontel donna pour sa part ce délicieux conseil : « Les doigts sont de petits chevaux qui rentrent tout seuls à l’écurie. » Hélas, on peut douter que cela aide vraiment à jouer les Tableaux d’une exposition de Moussorgski : n’en déplaise à Marmontel, l’odeur du foin ne résout pas les problèmes techniques. Passons ensuite pudiquement sur tous les instruments de torture inventés dans les années 1830 pour maintenir la main du pianiste dans une bonne position : le Chiroplaste de Logier, le Guide-mains de Kalkbrenner, ou le Dactylion d’Henri Herz, dont la seule vision donnerait des cauchemars à tout pianiste sensé.

➜ De tout temps, on s’est évertué à donner une « canonique » à la main du pianiste. Seulement voilà… tout le monde n’était pas de cet avis ! Chopin détestait l’instrument de Kalkbrenner, et commentait : « On a essayé beaucoup de pratiques inutiles et fastidieuses pour apprendre à jouer du piano, et qui n’ont rien de commun avec l’étude de cet instrument. » Puis de préciser : « On trouve la position de main en plaçant les doigts sur les touches mi, fa#, sol#, la#, si : les doigts longs occuperont les touches hautes, les doigts courts les touches basses. Il faut placer les doigts qui occupent les touches hautes sur une même ligne, et ceux qui occupent les touches blanches de même, pour rendre les leviers relativement égaux, ce qui donnera à la main une courbe qui donne la souplesse nécessaire qu’elle ne pourrait avoir avec les doigts étendus. »

Quant à Liszt, on connaît son opinion à travers Liszt pédagogue. Madame Boissier (la mère de l’élève) assistait au cours et prenait sagement des notes : « M. Liszt sort du piano les sons les plus purs… Ses doigts sont très longs et ses mains petites et effilées. Il ne les tient pas arrondis. Il dit que cette attitude imprime au jeu de la sécheresse, et il a horreur de cela. Ils ne sont pas non plus tout à fait plats, mais ils sont si flexibles qu’ils n’ont pas de position fixe. » On dispose de quelques photos extraordinaires sur lesquelles on voit Liszt au piano, âgé, « en chair et en os » – c’était l’époque des débuts de la photographie ; or on constate que sa position de main n’est jamais la même. Et en effet, il tient ses doigts très à plat sur le clavier.

➜ Pour finir ce tour d’horizon, on ne manquera pas d’évoquer les positions de mains de Glenn Gould ou de Vladimir Horowitz, à l’opposé de tout académisme, les doigts tendus et complètement à plat, et pourtant agiles comme des pur-sang sauvages, ivres de galoper sur les touches.

✔ Alors, que faut-il penser de tout cela ? Et comment se retrouver dans cette jungle de recommandations contradictoires ? Faut-il oui ou non jouer avec une position déterminée de la main ?

Je propose quatre principes qui ne me paraissent pas contestables :

1° Une main aux doigts écartés, disposés en éventail, est catastrophique pour la mobilité. Une telle position fatigue énormément les muscles qui se trouvent sous l’avant-bras. Essayez d’ouvrir votre main en « palme de canard » et bougez les doigts le plus énergiquement possible. Tout va bien… ? La meilleure mobilité est donc obtenue avec une main ramassée, dont les extrémités des doigts sont rapprochées les unes des autres.

2° Pour que le son soit émis clairement et qu’il « sorte », il est nécessaire d’aborder les touches avec suffisamment de hauteur sous le doigt, un peu comme si la main du pianiste possédait une caisse de résonance analogue à celle des instruments à cordes. Tout pianiste doit développer ce que l’on nomme la « voûte de main », qui se forme grâce à la résistance du doigt à l’endroit du métacarpe. Pour faire sonner un chant dans une main droite, on abordera les touches avec un peu de hauteur sous les doigts extérieurs – le 4e doigt un peu arrondi, la main ne doit pas s’aplatir du côté du petit doigt. Dans le cas contraire, cela ne « sonne pas ». Cette position nous est d’ailleurs pour ainsi dire suggérée dans l’écriture même de Mozart. Très souvent, ses traits ascendants sont conçus par petits groupes de deux notes, qui exigent qu’on les joue en deux plans sonores : une voix plus aiguë et plus lumineuse, et une voix plus grave, atténuée. Or, cela implique la séparation de la main entre deux degrés de tension des doigts, ce qui la redresse et évite qu’elle ne bascule du côté du 5e doigt. Il faut s’écouter et jouer les doigts extérieurs assez « en arche ».

3° Chaque passage musical est unique, et requiert un type de sonorité qui correspond à une manière spécifique de tenir la main. Pour obtenir un jeu perlé et précis, il est préférable de tenir les doigts un peu arrondis ; en revanche, s’il s’agit d’arpèges veloutés analogues à ceux du Sospiro de Liszt, on tiendra la main plate afin de développer le maximum de contact du clavier avec la pulpe des doigts.

4° Quand on joue, il ne faut plus penser à cet aspect physique des choses. Cela doit avoir été digéré dans la première phase de travail. Il faut se concentrer alors sur l’expression et sur le but musical que l’on vise. Comme il en est d’un sculpteur qui cherche la forme d’un corps sans plus se préoccuper de la position de ses doigts sur le burin, la position de main du pianiste suit certains principes, mais elle doit surtout être subordonnée à son désir de parler musique ; et plus ce désir est clair et précis, et mieux il jouera du piano.