D’origine cubaine et formé en grande partie en France, Jorge Gonzalez Buajasan a été mis en lumière par le concours Clara Haskil 2019. Encouragé par d’illustres pairs, il se partage entre l’activité soliste et la musique de chambre.

Vous êtes né à La Havane. Comment êtes-vous venu à la musique, et comment s’organise le système pédagogique à Cuba ?

Je ne suis pas du tout issu d’une famille musicienne – ma mère était diplomate, mon père a une formation d’ingénieur – mais, ayant manifesté assez tôt de l’enthousiasme et des dispositions pour la musique, on m’a fait prendre des leçons particulières de piano à 7 ans. Ça m’a été très utile pour affronter l’entrée au Conservatoire de La Havane un an plus tard. Dans tout le système d’enseignement musical cubain, même pour les plus jeunes, le processus est extrêmement sélectif : j’ai dû passer des tas de tests, d’aptitude, de logique, etc. Le Conservatoire Alejandro García Caturla est un endroit magnifique, avec un remarquable corps enseignant, qui avait souvent étudié à Moscou dans le cadre d’échanges avec l’URSS. Mes professeurs étaient porteurs de cet héritage russe ; celle qui m’a le plus accompagné durant mes études, Teresita Junco (1946-2009), avait travaillé à Moscou et à Paris.

Quel souvenir gardez-vous d’elle et, plus généralement, de l’enseignement reçu à Cuba ?

L’exigence d’un engagement total ! Il y avait des périodes où j’avais cours tous les jours, toute mon existence tournait autour de la musique. Ma famille m’encourageait beaucoup aussi ; il fallait accepter de faire des sacrifices – et de connaître une enfance bien différente de celle de camarades que je voyais jouer dans la rue tandis que je travaillais mon piano…

Autour de quel répertoire s’organisait la pédagogie ?

Sous l’influence russe, les études (Cramer, Czerny, Moszkowski, etc.) étaient très présentes. On trouvait sinon les grands auteurs (Bach, Mozart, Beethoven, Chopin, etc.), et il y avait aussi de la musique cubaine : Oriente Lopez ou Ignacio Cervantes par exemple ; des morceaux aux rythmes parfois très complexes. Cervantes est d’ailleurs un auteur que j’inscris assez régulièrement dans mes programmes.

Dans quelles conditions êtes-vous venu travailler en France en 2006 ?

Ma mère, qui parlait un français parfait et adorait la culture française, a été nommée attachée de presse à l’ambassade de Cuba. Nous étions une famille très soudée et nous sommes tous venus nous installer à Paris. Nous partions à l’aventure… Mon père s’est adressé au directeur du Conservatoire du 15e arrondissement qui, après m’avoir entendu, a accepté de m’inscrire en plein milieu d’année scolaire dans la classe d’Édouard Exerjean – un merveilleux professeur !

Crédit photo : Celine Michel

BIO EXPRESS
2004 Prix aux Concours
ibéro-américain de la Havane
et Amadeo Roldan
2015 1er Prix à la KlavierOlymp
de Bad Kissingen
2019 Prix de la Jeune Critique au
Concours Clara Haskil à Vevey
2021 Finaliste, avec Manon Galy,
du Concours de musique de
chambre de Lyon

SES ACTUS
1er Juillet Festival d’Evian avec
le Trio Zeliha
20-22 Juillet Festival de Radio
France Montpellier, avec le Trio
Zeliha et Gabriel Pidoux
31 Juillet au 6 Août Rencontres
musicales de Belaye

À la rentrée je suis passé au CRR de la rue de Madrid, où j’ai suivi les cours de Billy Eidi et Romain Descharmes, des professeurs très différents mais qui ont tous deux su comprendre la situation dans laquelle je me trouvais. Une période très noire commençait en effet pour moi car ma mère, aujourd’hui disparue, a été atteinte d’une leucémie. Je passe rapidement sur ces moments douloureux. Nous sommes rentrés à Cuba puis, grâce à une bourse du ministère cubain de la Culture, j’ai pu revenir travailler à Paris, où j’ai trouvé une formidable famille d’accueil.

En 2014, vous entrez au CNSMDP dans la classe d’Hortense Cartier-Bresson…

Elle a su me donner tous les outils dont j’avais besoin pour m’exprimer, en respectant ma personnalité et en comprenant ce que je vivais sur le plan personnel. Son enseignement aura été parmi les plus précieux et je continue à lui demander conseil, à elle et à son assistant Fernando Rossano. J’avais un peu tendance à parler ma propre langue chez tous les compositeurs ; Hortense et Fernando m’ont appris à être sensible au langage de chacun d’entre eux et à le parler. Avec eux, j’ai redécouvert Mozart. La tendresse et l’évidence de sa musique m’ont beaucoup aidé à surmonter des moments très difficiles.

La musique de chambre compte beaucoup pour vous. La création du Trio Zeliha a eu lieu au CNSMDP ?

Oui, elle date de 2018, dans le cadre d’un diplôme d’artiste interprète dans la classe du Trio Wanderer. Ma relation avec Maxime Quennesson remonte au temps du CRR. Plus récente, la rencontre avec Manon Galy a été l’occasion de donner naissance à une formation qui m’attire depuis toujours. Un jour, nous nous sommes retrouvés pour déchiffrer le 1er Trio de Chostakovitch; un déclic s’est produit! Reste que nous tenons cependant à garder chacun une part de liberté pour les activités en solo, ou pour d’autres collaborations chambristes. Je joue régulièrement avec le hautboïste Gabriel Pidoux ; nous venons d’enregistrer un disque Robert et Clara Schumann, Leopold Wallner et Marina Dranishnikova, à paraître chez Alpha.

Boris Berezovski, Elisabeth Leonskaja, Radu Lupu : parlez-nous de ces grands noms du piano qui, conquis par votre talent, ont décidé de vous aider…

J’admire beaucoup Boris et, par l’intermédiaire de Didier de Cottignies – qui m’a énormément soutenu ces dernières années –, j’ai pu le rencontrer après l’un de ses concerts. Il avait un récital prévu à la Fondation Louis Vuitton quelque temps après et m’a généreusement proposé de venir jouer en début de soirée. Une amitié s’est nouée et, à chaque fois que l’occasion se présente, nous nous voyons avec beaucoup de plaisir. Quant à Leonskaja, après mon premier prix à la KlavierOlymp de Bad Kissingen en 2015, j’ai joué avec elle à Munich dans le cadre de Stars and Rising Stars, un festival qui mêle aînés et jeunes pianistes. Je lui ai demandé beaucoup de conseils et nous nous revoyons régulièrement depuis. Elle est à la fois profondément rigoureuse et libre, et manifeste un incroyable sens de l’harmonie.

Et Radu Lupu ?

C’était quelques jours avant le Concours Haskil. J’avais rendez-vous chez lui, non loin de Lausanne. Se retrouver devant cette légende… J’étais pétrifié – je n’ai pas fermé l’œil durant la nuit qui a précédé ! J’ai découvert un être d’une extraordinaire simplicité, extrêmement critique envers lui-même. Je lui ai joué Schubert, Mozart et Chopin… Un souvenir à jamais gravé dans ma mémoire…

Vous venez de faire allusion au Concours Haskil 2019, qui a beaucoup contribué à vous mettre en lumière. Depuis votre enfance, les concours ont été présents dans votre parcours : comment les considérez-vous ?

Teresita Junco m’a en effet très tôt poussé à me confronter à d’autres pianistes et à passer des concours. Je ne vous dirais pas que je les aime, mais ils sont une façon pour un jeune pianiste de montrer qu’il existe et de saisir l’occasion de se faire connaître. C’est un outil très précieux dans le développement d’une carrière.

Quels sont justement vos projets en ce domaine ?

Le Concours Chopin de Varsovie. J’ai été retenu à la première présélection ; la seconde aura lieu en juillet et, si tout se passe bien et que la situation sanitaire le permet, les épreuves se dérouleront au mois d’octobre.

Propos recueillis par Alain Lompech