Les concours Long-Thibaud 2019 et Reine Elisabeth 2021 ont mis en lumière le talent de Keigo Mukawa. À l’image de la musique de Ravel qu’il affectionne tant, le jeu de l’artiste japonais conjugue pudeur et intensité.

Comment s’est déroulé votre parcours musical jusqu’à votre entrée au Conservatoire de Paris ?

Avec une mère professeur de piano, l’intérêt pour l’instrument s’est manifesté très tôt. J’ai commencé vers l’âge de trois ans et ma mère m’a fait entrer dans une école Yamaha. L’enseignement n’y était pas orienté vers un instrument précis ; il s’agissait plutôt d’une sensibilisation à la musique, au rythme, etc. Reste que le piano m’attirait vraiment : je l’ai travaillé parallèlement à mes études générales jusqu’à mon entrée à l’Université des arts de Tokyo, à 19 ans. C’est le moment où j’ai effectué mon premier voyage à l’étranger, pour suivre des master classes d’Henri Barda et d’Anne Queffélec à Paris. J’ai été fasciné par cette ville, très active, où l’on ne s’ennuie jamais. Ma décision était prise : je voulais étudier au CNSMDP ! De retour au Japon, je m’y suis préparé et, en 2014, je suis entré dans la classe de Frank Braley – dont l’assistante est Haruko Ueda.

Crédit photo : Ferrante Ferranti

Et vous avez effectué la totalité de votre cursus avec lui…

J’ai parfois pu être tenté de changer pour profiter des conseils d’autres professeurs, mais j’ai finalement décidé de lui rester fidèle. Son enseigne- ment est très sain. Quant on écoute Frank, on a l’impression qu’il joue avec beaucoup de fantaisie, de liberté, mais on découvre qu’en fait tout est fondé sur la partition, sur le texte musical. J’ai été très séduit par la coexistence de ces deux dimensions. S’agissant du CNSMDP, mon passage dans la classe de musique de chambre de Jean Sulem m’a beaucoup apporté aussi.

À l’époque de vos études au Japon, étiez-vous déjà attiré par la musique française, Ravel en particulier, qui vous occupe tant à présent ?

Pas encore, c’est surtout vers Chopin et la musique allemande que j’allais à cette époque. J’aimais aussi Fauré et Debussy mais je ne savais pas trop comment les aborder. C’est après l’installation en France que mon amour pour ses compositeurs s’est affirmé. Grâce à Frank Braley j’ai trouvé les clefs pour les aborder, pour en comprendre la logique.

Parallèlement à son enseignement y a-t-il des interprètes, en activité ou disparus, qui vous ont inspiré dans le domaine de la musique française ?

Pour Debussy, j’ai énormément écouté Monique Haas [1909-1987] – et je n’oublie pas son merveilleux enregistrement des concertos de Ravel. J’adore cette pianiste ! En ce qui concerne les collègues en activité, j’avoue que l’intégrale Ravel de François Dumont m’a beaucoup inspiré.

Les concours internationaux sont un passage obligé pour les jeunes pianistes. Dans quel état d’esprit les avez-vous abordés ?

Pour être franc, je n’aime pas les concours ; j’aime jouer en public, communiquer avec un auditoire. Je pense que l’on perd de son naturel quand on joue face à jury, mais c’est un mal nécessaire, un moyen de se faire connaître.

Et de monter du répertoire…

Je préfère apprendre de nouvelles œuvres pour les jouer en concert !

Après un 2e prix au Concours Long-Thibaud en 2019, vous avez remporté le 3e Prix du Concours Reine Elisabeth 2021. Comment avez-vous abordé ces deux célèbres compétitions ?

Le Concours Long-Thibaud est très connu des Japonais, et compte tenu de son lien avec Paris, il était évident pour moi de m’y présenter. De plus la salle Cortot est à deux pas de chez moi : c’était vraiment très pratique ! Quant au Concours Reine Elisabeth, il s’est comme vous le savez dérou- lé sans public. Son absence a été quelque chose de difficile pour moi car c’est lui qui me donne l’inspiration. Il n’y avait que le jury dans la salle ; j’avais comme l’impression de passer un examen.

D’autres projets en matière de concours?

C’est terminé, il n’y en aura plus !

Vous êtes entré dans la classe de pianoforte de Patrick Cohen au CNSMDP en 2019. Comment est venue cette envie, que vous apporte la fréquentation des claviers anciens ?

Au début de mes études au CNSMDP, j’avais par curiosité déjà fait un peu de piano- forte, sous forme d’option, avec Patrick Cohen et j’ai voulu approfondir les choses. La technique, l’utilisation du corps sont complètement différents, ce qui a enrichi ma compréhension des œuvres et l’approche que je peux en avoir sur le piano moderne. Dans la musique de Mozart, par exemple, il y a beaucoup de petites articulations notées sur la partition, mais le jeu sur instrument moderne pousse à privilégier la grande ligne. En travaillant la musique au pianoforte, dont l’ambitus dynamique n’est pas très important, on comprend que l’articulation jouait un rôle essentiel à l’époque où ces instruments étaient utilisés. C’est une expérience franchement très instructive.

Quels sont les grands axes de votre répertoire et vos projets d’enregistrement ?

Lorsqu’on aborde la question du répertoire, trois auteurs, absolument essentiels, me viennent à l’esprit : Bach, Chopin et Ravel. L’amour de la musique de Bach remonte à mon enfance ; je m’y sens vraiment bien – il m’arrive parfois d’en jouer un peu au clavecin. Quant à Chopin et Ravel, je ressens une profonde sympathie pour leurs univers poétiques. J’aime énormément Schumann aussi, mais je sens qu’il me faut encore prendre du temps pour approfondir son univers, un peu comme pour certains aspects de Debussy, dont je joue toutefois le 2e Livre de Préludes avec beaucoup de plaisir. Du côté des Russes, je penche vers Prokofiev et Rachmaninov. Quant à Scriabine, j’aime sa musique mais, là encore, je ne veux pas précipiter les choses. Côté enregistrement, une intégrale Ravel est programmée en mars prochain au Japon.

Je vous ai entendu il y peu dans « Gaspard de la nuit » ; je vous sens particulièrement à votre aise chez Ravel. Qu’est-ce qui rend cet auteur si cher à votre cœur ?

Au premier abord, Ravel, par sa perfection, peut sembler un peu « froid », mais au fond de sa musique, il y a des moment, très importants, où il ouvre son cœur, où il exprime une forte passion et cela me touche profondément.

Vous êtes japonais et désormais très attaché à la France : comme envisagez- vous l’organisation de votre existence dans les années à venir ?

Mon rêve est de me partager entre le Japon, où je suis beau- coup demandé – j’y donne une dizaine de concerts en décembre –, et la France dont, je l’avoue, j’aurais beaucoup de mal à me passer.

Qu’est-ce qui vous manque le plus de la vie de tous les jours en France, lorsque vous vous en éloignez ?

Le vin, le café, les terrasses parisiennes…

Et côté gastronomie ?

Les choix ne manquent pas, disons… un bon foie gras avec une compote de figues !