De nouveau en tournée après trois années d’absence, l’incandescente pianiste a accepté de répondre à nos questions. A la ville comme à la scène, elle ne triche pas : entre doutes et convictions, elle évoque son rapport à la musique, au métier et à l’enseignement, avec une lucidité et une sincérité rares.
Dès qu’elle a publié ses premiers disques chez Erato au milieu des années 1970, et notamment une intégrale des sonates de Mozart enregistrée au Japon, le public français, et bientôt celui du monde entier, a immédiatement aimé Maria João Pires, sans toujours bien savoir énoncer ses noms et prénoms. Disons-le une fois pour toutes : c’est « Maria Jouan Pirèche » et pas « Maria Roao Piraisse », comme on l’entend encore si souvent à la radio et dans les salles de concerts.
Qu’elle joue Chopin ou Mozart, Schubert ou Schumann, Beethoven ou Bach, seule face à son piano, en musique de chambre ou avec orchestre, son style est une sorte d’épure en ce qu’il est aussi intense sur le plan expressif qu’il est sans apprêts, sans faux-semblants, sans affectation.

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D’être une femme dans un monde musical qui ne les accepte sans réticences que contraint et forcé, d’être aussi célèbre n’a pas été plus simple à gérer que d’avoir été enfant prodige, séparée de sa famille toute jeune pour aller étudier en Allemagne.
La carrière de Pires a donc été à éclipses dans les studios d’enregistrements comme dans les salles de concerts, sans que le public l’oublie une seconde lors de ses absences. Dans les années 1980, elle avait arrêté de jouer et avait mené une vie itinérante dans une sorte de roulotte, avant de se fixer un temps à Zurich où elle se vidait la tête en faisant le ménage, disait-elle, pour désamorcer l’idée reçue un brin méprisante qui moque les Portugaises.
Puis, elle était revenue, avait joué seule, fait des tournées et des disques avec Claudio Abbado, formé un duo avec le violoniste Augustin Dumay, était partie s’installer au Brésil, fâchée avec l’administration de son pays. Brésil où elle a vécu près de Salvador de Bahia, avec ses enfants, et collaboré avec Ricardo Castro, pianiste et chef d’orchestre, qui a fondé là-bas un fabuleux orchestre de jeunes dans une ville essentiellement habitée par des Noirs très pauvres, et tient aujourd’hui aussi une classe de piano à Genève.
Toutes ses expériences donnent parfois l’impression d’une trajectoire chaotique. Elle l’est pour une raison : Pires va toujours de l’avant, n’a rien à faire du qu’en-dira-t-on, de la carrière patiemment agencée en prenant soin de ménager qui doit l’être, et évite de trop se retourner sur un passé encombrant. Elle est musicienne, et du genre qui n’a pas peur de montrer ses fragilités.
C’est à nous de dire sa force indomptable sur scène où elle joue sa vie, trébuche parfois, vainc toujours car sa conviction est oublieuse du paraître, soumise à la réalisation de l’œuvre qu’elle joue dans un corps à corps douloureux et fécond qui donne la vie à la musique, en ce moment magique où le public et l’artiste sur scène sont à l’écoute l’un de l’autre et de l’œuvre qui naît des sons qui s’élèvent dans le silence.
Au retour d’une tournée en Suisse en ce début du mois de novembre, elle a accepté de répondre à quelques questions. Ce qu’elle a fait comme toujours en laissant parfois des moments suspendus que nous avons respectés en les symbolisant par des points de suspension, comme nous avons respecté ses répétitions qui ne sont pas des maladresses d’expression, mais traduisent au contraire une pensée en mouvement qui se précise ainsi.
La dernière fois que je vous ai interviewée, c’était il y a bien des années, chez vous à Zurich, en Suisse, juste au moment où vous alliez reprendre les concerts publics que vous aviez arrêtés en raison de problèmes à la main. Vous disiez de belles choses sur le fait de jouer sur scène, sur cet état de nudité face au public, cette impossibilité qu’il y avait pour un artiste de mentir, alors qu’il se présentait nu, désarmé pour dire des choses essentielles. Et là, vous voici de nouveau, après une absence…
C’est vrai… j’avais pris une nouvelle fois de la distance avec la scène. J’avais même pensé, à un moment donné, que ma carrière de pianiste était finie. Et finalement, au bout de trois ans, j’ai décidé de jouer encore, de jouer à nouveau. Mais je suis toujours dans le doute. Vous savez, c’est difficile… Il y a une certaine dualité qui se manifeste. D’un côté, je n’aime pas beaucoup la scène, je n’aime pas le concert public. C’est quelque chose qui n’est pas assez intime, qui est très exposé… Je ne suis pas une personne vraiment faite pour ça. D’un autre côté, il y a ce besoin de jouer, de faire de la musique, musique qui n’est pas conçue seulement pour être écoutée… Il y a ce besoin de musique faite par nous-même, ce besoin aussi de découvrir de nouveaux morceaux… Donc, je ne me suis remise à jouer… moins qu’avant, mais à jouer quand même. Et j’ai aussi des problèmes à surmonter, des problèmes liés au côté physique du piano qui m’empêchent d’être vraiment à l’aise. Et d’autres problèmes aussi… Mais si l’on voit les choses, plutôt si on essaie de voir ces choses comme un apprentissage et pas comme une performance ou une expression, si l’on considère notre travail comme une recherche continue, on peut voir et apprivoiser les grandes difficultés, qu’elles soient physiques ou… Ce qu’il faut, c’est continuer à chercher, c’est continuer à faire l’effort pour surmonter les difficultés qui se présentent…
La présence du public par la tension qu’il crée vous aide ou gêne ce travail pour atteindre le cœur même de la musique ?
Je ne pense pas que le public puisse nous aider dans la recherche de la musique ou dans le dépassement de certaines difficultés. D’un autre côté, le public nous aide, car il fait partie de la communauté qui partage l’œuvre. Je ne vois pas le public comme une masse passive, mais comme un groupe vivant, des gens actifs qui partagent le moment musical, l’œuvre jouée. Ça peut nous aider beaucoup pour l’interprétation, le fait que le public soit là pour partager nos idées. Oui, ça peut nous aider. J’ai une affection réelle pour lui. Quand je suis sur scène, je sens une… je cherche le mot… empathie, c’est ça, une empathie du public pour moi et de moi pour lui, comme s’ils étaient des amis. J’ai cette affection spontanée et naturelle pour lui. Je sais que des collègues en ont moins ou pas du tout. Mes difficultés ne viennent pas de lui en tout cas. Elles viennent d’une responsabilité que je ressens très fort à l’égard de quelque chose de très important qui s’appelle la musique, on côtoie des œuvres tellement grandes…
Et le disque ? Vous entretenez là encore une présence à éclipses avec ce média. Deutsche Grammophon publie un gros coffret qui reprend tous les interprétations que vous avez enregistrées pour cet éditeur. Quand vous regardez cette somme, vous vous dites que vous avez envie de tout jeter pour tout refaire ou vous pensez qu’il jalonne bien votre parcours ?
J’ai tendance à ne pas m’intéresser à ce que j’ai fait dans le passé. Ou alors ça ne m’intéresse que comme expérience. Je ne regarde pas, je n’écoute pas, je ne me soucie pas de ça. Si ce n’est pas bien, tant pis. Si c’est bien, tant mieux. Je suis très détachée des choses que j’ai faites, par contre je suis très attachée à ce que je pourrais faire, dans la mesure où je suis dans une certaine action… dès que je suis dans la recherche, dans la construction…
Vous auriez envie d’en faire de nouveaux ?
Je viens de réaliser deux disques, il y a quelques mois. Ils sont enregistrés, mais pour le moment, je ne travaille plus avec des maisons de disques, alors ils attendent. J’ai enregistré les deux dernières sonates de Beethoven, les Opus 110 et 111. D’ailleurs, j’ai travaillé très tard 111 dans ma vie. Je la connaissais bien sûr depuis longtemps, mais c’était un rêve, c’était un grand plan de la travailler un jour. J’avais un de mes professeurs, quand j’étais toute jeune, au Portugal avant de partir pour l’Allemagne… C’était mon professeur de composition, une personne que j’adorais vraiment, elle était authentique, honnête, avait un caractère vrai et cherchait toujours une vérité dans les choses. Elle m’écoutait jouer, mais ne me donnait pas de cours de piano. Quand j’avais 16 ans, je lui ai dit que je voulais travailler l’Opus 111, j’avais déjà joué pas mal de sonates de Beethoven, une dizaine, et elle m’a dit qu’elle me le déconseillait, qu’il fallait que j’attende, que je n’étais pas prête à la comprendre vraiment. Elle ne m’aurait pas empêchée de la jouer, mais je ne l’ai même pas déchiffrée… Je me souviens que, des années plus tard, quand j’ai commencé à enseigner, des étudiants me l’ont jouée. Je l’ai apprise par l’écoute, par la lecture, mais jamais essayée au piano, c’était superficiel… Puis j’ai eu 50 ans ; c’était le moment de m’y mettre, mais je ne voulais pas le faire comme ça entre deux choses, il me fallait le temps, l’espace pour me poser. En fait, les années ont passé, passé et quand j’ai eu 70 ans, je me suis dit que c’était maintenant ou jamais. Ça a été un vrai événement dans ma vie. Il y a certaines œuvres qu’on connaît très bien mais qu’on n’a jamais jouées et quand on passe à l’acte, c’est l’impact physique qui surprend et fait chaque fois comprendre la différence entre jouer et écouter, même s’il y a une écoute vivante qui peut être très proche de cette sensation. Certaines personnes sont capables d’écouter vraiment, de ressentir physiquement la musique. Quand j’ai joué, c’est un impact très fort tant cette œuvre était attendue, attendue… ça a été comme une révélation à un âge avancé. C’est donc fait depuis cet été. J’avais enregistré 110 il y a très très longtemps chez Erato, mais il me semble que c’était un live… pas un vrai disque de studio.
110 n’est pas un monument aussi intimidant que 111. Elle est plus humaine, moins cosmique sans doute. Il y a une lutte entre la mort et la vie qui triomphe à la fin avec cette fugue exaltante qui monte vers la lumière…
Vous avez raison, mais je pense qu’elles s’appartiennent l’une à l’autre. Elles ont été écrites en même temps et expriment la même chose dans des langages différents. Un des langages dans la Sonate op. 110 est d’une grande douceur, d’une grande acceptation du destin… Vous parliez de ce professeur de composition adoré au Portugal mais, dans des entretiens anciens, vous aviez émis des réserves sévères sur la façon dont vous aviez vécu vos années de formation en Allemagne quand vous étiez adolescente…
Est-ce la raison pour laquelle depuis tant d’années vous vous investissez de façon originale dans l’enseignement ?
Avec l’âge, le recul et toutes ces années qui passent, je vois le côté positif de ce que j’ai reçu en Allemagne. Et je le vois plus encore quand j’enseigne moi-même. J’ai eu des expériences extraordinaires là-bas. Les conditions humaines étaient très difficiles pour moi qui étais très jeune, séparée de ma famille, loin de mon pays, toute seule dans une culture opposée à la mienne, un climat humain si différent de celui du
Portugal. C’était dur aussi à l’école. Mais j’ai compris plus tard ce que j’ai appris là-bas. Aujourd’hui, je peux dire en toute lucidité avoir eu la chance de recevoir l’un des derniers enseignements totalement indépendants de toute compétition et de toute idée de métier, uniquement centré sur l’objectif musical. Après, ça a mal tourné. On a fait des mélanges dans les conservatoires, en ajoutant à la musique le métier, le commercial, la scène. Un enseignement qui place l’objectif de la carrière au centre de tout. Maintenant, les écoles préparent les étudiants à ce qu’elles appellent « la vie » d’un artiste. Elles ont vraiment changé dans ce sens. Mais elles n’enseignent pas la vie de la musique, la survie de la musique, qui sont l’essentiel. L’école n’est plus capable de discerner la musique de ce qui l’entoure. Je fais partie de la dernière génération qui a reçu un enseignement qui séparait les deux. Ce qui ne veut pas dire qu’un interprète ne doit pas apprendre aussi cela, mais c’est sur un autre plan que cela se situe. Un artiste doit bien sûr jouer pour exister et même gagner sa vie.
Mais ce que vous dites là est pensé aussi par Martha Argerich et Nelson Freire qui ne sont pas passés par des écoles, mais ont reçu des enseignements très particuliers, Freire par imprégnation avec deux femmes extraordinaires qui savaient tout du métier mais l’en préservait. Argerich, elle aussi, rapidement en travaillant avec des maîtres qu’elle avait choisis pour la musique et pas pour autre chose. Puis les deux ont appris, comme vous, de la vie, à l’ancienne. C’est fini, maintenant ?
Oui, notre génération a vu ce changement. Je ne dis pas que telle ou telle personne serait responsable, mais ça c’est passé comme ça peu après nous. Voilà. Ici, à Belgais, au Portugal, j’ai toujours voulu faire des expériences depuis une trentaine d’années que j’ai imaginé ce lieu d’échanges. J’ai voulu un endroit où le travail et les propositions ne sont pas liés à l’approbation de tel ou tel, où l’on peut mélanger les œuvres et les styles, voir l’impact que ça produit, et cela sans aucun but commercial, sans obéir à une institution qui approuverait ou pas l’expérience. Belgais est un petit laboratoire sans prétention. Je voulais aussi me prouver des choses à moi-même et me concentrer dans la pédagogie de l’art. Ce qu’on appelle en français la « transmission ». Et cette transmission est live, elle n’est pas dans les méthodes, pas dans les livres, ne passe pas par l’écrit. Elle est vivante, passe du maître à l’élève et d’élève en élève. Bien sûr elle change, elle évolue, mais cette transmission est vivante. C’est très important. Belgais c’est cela : monter des expériences vivantes autour d’une transmission vivante et indépendante de tout ce qui n’est pas son but. C’est une lutte. Vient un moment où je n’ai plus envie de lutter contre la société, contre tout. Je n’ai plus cette force. Avec le Covid, Belgais est fermé. Mais je donne toujours des cours en ligne. J’ai même des élèves amateurs qui ne se destinent pas à une carrière, non, mais qui sont impliqués, concernés par la musique, qui ont un intérêt profond pour elle… ce n’est pas le commerce, ce n’est pas le métier… c’est la musique… Je suis triste d’avoir à dire ces choses-là, de voir le monde ainsi… les musiciens doivent le savoir, nous n’avons aucun pouvoir sur la musique, on a juste la capacité ou pas d’entrer en relation avec elle, ce qui est un grand privilège.