La célèbre pédagogue nous reçoit chez elle. Pour Bach, elle a la plus profonde estime. À nos risques et périls, on décide de lui en jouer. Trois heures de partage : musique, souvenirs, mythes et rumeurs… Elle se livre avec une authenticité décapante. Et désarmante.

Rendez-vous pris par téléphone. « Je vous amène du Bach », dis-je. « Toutes mes condoléances ! », me répond-elle. Le ton était donné. La semaine suivante, je retrouve Rena Shereshevskaya à son domicile. Maison proche de la Seine à quelques méandres au nord-ouest de Paris. En contre-bas, malicieusement, le GPS indique : «quai du Génie»…

Il faut dire qu’au nom de la pédagogue est désormais associée une pléthore de pianistes remarqués. Lucas Debargue, Alexandre Kantorow, Maroussia Gentet… Et Rémi Geniet (2e prix du concours Reine Elisabeth à 20 ans en 2013) ! Il est là, près du piano Kawai derrière de grandes baies vitrées. Fin de conversation avec son professeur, en français et en russe. Puis il s’en va, comme je suis arrivé : par le jardin.

Crédit photo : SDP

« Il faut savoir jouer même devant son chat ! »

Je lance « mon » prélude et fugue. Mi majeur, deuxième cahier. Rena Shereshevskaya est assise tout près à ma droite. J’entends sa respiration varier en intensité. Pendant la fugue, elle annote ma partition : quelques tonalités, degrés… Cinq minutes de jeu. « Merci Rémi. C’était difficile ? », me demande-t-elle, presque rhétoriquement. Je lâche un « oui », sans réfléchir. « Pour tout pianiste, adulte, expérimenté ou non, jouer seul ou devant quelqu’un, ce n’est pas la même chose », me rassure-t-elle, avant d’ajouter : « Une de mes idoles d’enseignement, Vera Gornostaïeva, m’a dit un jour : “il faut savoir jouer même devant son chat!” » Je pense à un certain félin qu’il faudrait attacher pour le faire m’écouter.

Dès mon arrivée, elle clarifiait : « Vous ne saurez pas de l’intérieur ce qu’est mon enseignement, parce qu’il faut du temps, mais au moins, vous verrez que je ne bats pas mes étudiants. » Rumeurs qu’elle est lassée d’entendre. Sur les murs, des photos de ses élèves, et même un tableau sur lequel chacun a inscrit des perles du professeur. « Avant : catastrophe… Après : génial !!! », par exemple. Aussi, elle précise : « À un premier cours, si je pose des questions, ce n’est pas pour humilier, mais pour savoir ce que l’élève sait et quels seront mes devoirs d’explication. » Question de responsabilité.

Elle complète : « Admettons que je dise : “Mais pourquoi joues-tu ce passage comme un handicapé ?” ». Cela veut simplement dire que l’interprétation n’est pas à l’aise, comme s’il y avait un handicap professionnel. À un handicapé, je ne dirais jamais ça. » Sans détour. Elle me raconte l’histoire de cette pianiste malvoyante dont le professeur refusait qu’elle présente son diplôme. Elle la prend sous son aile pendant cinq ans : succès au rendez-vous !

La langue de l’émotion

Retour à Bach.
« Que ressentez-vous en jouant, au niveau des émotions, des affects ?
– Les caractères du prélude et de la fugue sont différents. Quelque chose de très solennel dans la fugue, assez glorieux, mais à l’intérieur. Comme un remerciement interne vers l’extérieur, vers…
– Vers l’espace, vers le Seigneur ?
– Oui, c’est ça.
– Merci beaucoup.
– Le prélude introduit. Moins prononcé en termes d’affect. Il glisse, fluide. J’ai plus de mal à mettre une émotion dessus.
– Plus de mal, ça, je suis d’accord. À mon avis, vous avez trop séparé. Solennel, vous l’êtes. La joie ici, pour moi, c’est sûr. Des choses contradictoires ? Peut-être, mais en réalité peut-être que non.
»

Elle joue les premières notes du prélude. Mi basse : « La tonique est déjà glorieuse. » La voix soprano joue si, do#. On tombe sur un sixième degré. L’alto répond ensuite sol#, la : « Il y a là, je pense, la direction, la route de la croix. » En miroir de ces quatre notes, elle joue le motif dont elles sont issues réb, do, fab, mib : « L’attente du martyr sur la croix. » Ce qu’elle cherche à m’expliquer ? Bach, dans son langage, a su génialement faire la synthèse de ce qui existait déjà. Sa musique a ensuite imprégné les styles qui ont émergé. On utilise parfois certains éléments de sa langue pour l’émotion qu’ils suggèrent sans forcément en connaître la symbolique.

Pour l’interprète, cette connaissance est vitale. Elle apporte de la compréhension. Là, la pédagogue a son rôle à jouer. « Et il ne faut pas me mettre tout de suite dans le christianisme », souligne celle qui a grandi en URSS. Pour la pédale, elle indique : « Si vous étiez mon élève, je vous apprendrais, avant tout, à jouer sans. Même académiquement correcte, elle couvre de sa résonance. »

Anecdotes, coulisses et légendes

De digression en digression, elle raconte… Sa maladie professionnelle qui, tôt, a limité son activité de concertiste et l’a tournée vers la pédagogie. Le festival « absolument incroyable » de Colmar et son installation en France à l’effondrement du bloc soviétique. Sa stupeur face à certains aspects de l’enseignement à l’occidentale comme « la philosophie d’égalité des capacités mentales » ou bien celle qui place « le plaisir » au centre absolu, desservant ainsi la reconnaissance, y compris financière, du métier de musicien. D’autres photos… Elle avec Flier, son professeur, et Pletnev. Elle avec Engerer, Berezovski, Menuhin ou encore son « chouchou » : François-René Duchâble. D’autres anecdotes : coulisses des concours, légendes sur son compte… « Il me faudrait quelqu’un pour écrire tout ça », semble-t-elle réaliser.

Notre rencontre dure presque trois heures. Depuis les cinq minutes initiales, je n’ai pas retouché l’instrument. Vient l’heure du cours d’après. Brahms et Chopin résonnent à l’étage. Aleksandr Kliuchko chauffe. « Il est sélectionné pour le concours Rubinstein » me dit la pédagogue. Passage de relais, je m’éclipse, par le jardin.