(1895-1991)

Issu d’une famille d’organistes, il avait la passion de la composition et fut un immense interprète, notamment de Beethoven, dont il explora magistralement les sonates. Il traversa quasiment tout le XXe siècle et laisse de magnifiques enregistrements ainsi qu’un souvenir impérissable à qui a eu la chance de le voir un jour sur scène.

A la fois héritier et passeur de la grande tradition pianistique allemande, Wilhelm Kempff reste unanimement reconnu comme l’un des plus grands interprètes de Beethoven. La réédition de l’ensemble de ses enregistrements rappelle qu’il fut bien plus encore : un monument de l’histoire du piano.

Itinéraire d’un jeune musicien brandebourgeois

Wilhelm Walter Friedrich Kempff est né le 25 novembre 1895 à Jüterborg, dans le Brandebourg, fils de l’organiste Wilhelm Kempff et de sa femme Clara, née Kilian. La famille s’établit quatre ans plus tard à Potsdam, où le père occupe le poste de directeur musical et cantor de l’église Saint-Nicolas. Le jeune Wilhelm suit ses premiers cours de piano avec son père, qui l’initie aussi à l’orgue, instrument qu’il vénérera toute sa vie. Il prend des leçons avec Ida Schmidt-Schlesike puis, dès l’âge de dix ans, étudie le piano avec Heinrich Barth, maître d’une « sévérité prussienne (…) sous laquelle se cachait une âme tendre », écrira-t-il plus tard1, et la composition avec Robert Kahn, un élève de Brahms.

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L’enfant donne un premier récital au Palais Barberini de Potsdam en octobre 1907, incluant à son programme plusieurs improvisations sur des thèmes choisis par le public. Il déclare d’ailleurs très tôt qu’il veut devenir compositeur et non pianiste. Formidablement doué, il sera les deux, un pianiste mondialement connu et un compositeur discret mais fécond. Dès 1911, il achève déjà ses premières «œuvres sérieuses», dont une sonate pour violon et un trio. Il signe ensuite plusieurs symphonies (la seconde sera créée par Furtwängler en 1924) et un concerto pour piano.

À 21 ans, il remporte le Prix Mendelssohn, à la fois en piano et en composition. Incorporé dès le début de la Grande Guerre, il donne des concerts aux armées sur le sol français en 1916, et compose même une Fantaisie et Fugue « pour la paix et la réconciliation avec le peuple français », avant d’être délivré de ses obligations militaires par l’empereur Guillaume II en personne. Dès la fin des hostilités, après de brillants débuts à la Philharmonie de Berlin sous la baguette du grand Arthur Nikisch, le jeune Kempff poursuit une carrière de concertiste qui le mène partout en Allemagne, mais aussi en Scandinavie, en Turquie, en Grèce et en Italie. En 1920, il grave son premier disque consacréaux Écossaises et à une Bagatelle de Beethoven. Il compose encore plusieurs opéras, un concerto pour violon et assume un temps des fonctions de professeur à Stuttgart (1924-29). À partir de 1936, il devient le premier artiste occidental à se rendre régulièrement au Japon. Il y effectuera dix tournées jusqu’en 1979.

« On en applaudit bien d’autres : celui-là, on l’aime »

C’est en 1938 qu’il donne son premier récital à Paris, Salle Gaveau. Tout au long de sa vie, il manifestera un grand amour pour la France qui le lui rendra bien, jusqu’à ses apparitions les plus tardives où, malgré un certain affaiblissement de ses moyens, il recueillera toujours un accueil chaleureux auprès de son fidèle public, comme de bienveillantes critiques. Ainsi, Jacques Lonchampt, dans Le Monde, évoquait « un art d’une divine transparence » après un concert à Paris en 1980, en ajoutant : « Kempff s’est si bien identifié à Beethoven et à Schubert que leurs voix se confondent. »

Vingt-cinq ans plus tôt, Bernard Gavoty écrivait déjà2 : « On en applaudit bien d’autres : celui-là, on l’aime (…) Lâché par les snobs, Kempff fut recueilli par la foule. Il gagnait au change en troquant un succès éphémère contre un amour durable. (…) Sur l’estrade il ne suffit pas de l’entendre: il faut le voir. On dirait un fauve amoureux : chaque caresse est une morsure maîtrisée. (…) Soudain son corps se balance, le buste va et vient, les épaules roulent, (…) tout l’appareil musculaire entre en jeu, il se crispe, il se détend, s’arc-boute: rythme musical, rythme organique. La tête se redresse, l’œil semble fixer, tout là-haut, dans la direction des voûtes, une image ou un souvenir. (…) Pas d’artiste plus sincère que celui-là. Un musicien doublé d’un philosophe. » Et pour moi, qui ai eu le privilège de l’entendre souvent Salle Pleyel dans les années 1970, c’est précisément le souvenir que j’en garde. « Compositeur lui même, il savait jusqu’où aller sans trahir. Organiste rompu à la polyphonie de Bach, il savait improviser et se sortir des pires mauvais pas », écrira plus tard Alain Lompech3.

Les années sombres et le retour à la lumière

Nombre de biographies gardent un silence pudique sur la période de la guerre. C’est pourtant Kempff qui figure aux côtés de Cortot sur la photo de couverture d’un ouvrage décrivant dans le détail ses activités musicales pendant les années noires4. Lorsque la guerre éclate, Kempff est l’un des solistes les plus appréciés de la scène musicale allemande. Il se produit avec les plus grands chefs : Knappertsbusch, Karajan, Keilberth, Abendroth et bien sûr Furtwängler. À partir de septembre 1940, il joue régulièrement dans Paris occupé, notamment en 1942 avec Alfred Cortot et Germaine Lubin pour l’ouverture de l’exposition de son ami le sculpteur Arno Breker. À Chaillot, sous la baguette de Munch, il donne trois concertos de Beethoven et, considéré par certains comme un  véritable diplomate musical du IIIe Reich », revient l’année suivante pour le Grand Festival Beethoven avec Abendroth et Elly Ney5.

Devenu très proche d’Alfred Cortot, il sera également invité à donner un récital à Vichy en juillet 1943. Il jouera à Berlin jusqu’aux derniers jours du régime et, enrôlé dans la milice populaire – la Volkssturm –, aurait même reçu une formation au maniement des lance-grenades, ultimes remparts contre l’Armée rouge. Après la capitulation de l’Allemagne, les Américains, qui n’ont pas oublié ses amitiés avec certains dignitaires nazis – dont Albert Speer, l’architecte du Reich, ou Arno Breker, le sculpteur du Führer –, l’inscrivent sur une liste noire et lui interdisent tous ses concerts en zone américaine. Le pianiste, qui a fui Potsdam, se réfugie dans la composition. Dès 1947, après un bref passage devant la Commission de dénazification, il est réhabilité et crée plusieurs de ses œuvres, dont sa Légende op. 65 pour piano et orchestre.

Dès l’année suivante, on l’entend au Théâtre des Champs-Élysées. À la fin de l’année 1950, il entame sa première intégrale des 32 sonates de Beethoven pour Deutsche Grammophon et publie peu après son autobiographie, plus tard traduite en français6. Lors de son deuxième voyage au Japon, il joue Bach sur l’orgue de l’église de la Paix universelle d’Hiroshima, moment hautement symbolique enregistré par la radio japonaise, publié à sa demande par Deutsche Grammophon et dont les droits sont reversés aux victimes des bombardements nucléaires. À Tokyo il donne aussi l’intégrale des sonates pour violoncelle et piano de Beethoven avec Pierre Fournier. En 1957, il inaugure à Positano un cours d’interprétation dans le cadre de la Fondazione Orfeo qu’il animera chaque été pendant vingt-cinq ans, transmettant son savoir et sa passion pour Beethoven. La même année il est invité par Pablo Casals au Festival de Prades.

Pas à pas durant plus d’un demi-siècle, il bâtit pour Deutsche Grammophon une discographie qui connaît un succès considérable, centrée avant tout sur Beethoven (deux intégrales des concertos et des sonates, bagatelles, variations) et Schubert (intégrale des sonates, Moments musicaux, Impromptus), mais explorant largement Brahms (Concerto n°1, Ballades, Variations Haendel, Intermezzi, Sonate op.5…) et plus encore Schumann (Concerto, Carnaval, Études Symphoniques, Kreisleriana, Scènes d’enfants…), sans oublier Mozart (9 concertos, mais seulement 2 sonates et 2 fantaisies). Il fait une petite incursion chez Decca au milieu des années cinquante pour enregistrer Chopin (Sonates 2 & 3, impromptus…) et Liszt (Années de pèlerinage, concertos). Tardivement dans sa carrière, il laissera encore plusieurs témoignages dans Bach (Variations Goldberg, Clavier bien tempéré).

Le rendez-vous manqué avec les États-Unis

Alors qu’il s’était fait entendre à Londres dès 1951, Kempff ne fera sa première tournée aux USA qu’en 1964, recevant un accueil mitigé. Après son premier récital au Carnegie Hall, le célèbre critique du New York Times Harold Schonberg, tout en reconnaissant son immense expérience, son attitude imperturbable et sa noblesse d’interprétation, s’étonnera « des limites techniques d’un pianiste de cette envergure ». Très lié à Yehudi Menuhin depuis le milieu des années 50, il enregistrera avec lui toutes les sonates pour violon et piano de Beethoven, et ensemble ils formeront même un trio éphémère aux côtés de Mstislav Rostropovitch qui se produira à Paris en 1974.

Atteint de la maladie de Parkinson, c’est dans la capitale française qu’il donne son dernier concert public en 1981, avant de se retirer définitivement dans sa villa de Positano. Dix ans plus tard, le Théâtre des Champs-Élysées organise en son honneur une série de récitals, hommage qui s’avérera posthume, le maître s’étant éteint quelques semaines auparavant. Dans l’ouvrage publié pour l’occasion7, Alfred Brendel écrivait : « Je lui dois certains des plus grands moments qu’il m’ait été donné d’entendre au piano. » Tandis que Yehudi Menuhin confiait : « Il est le pianiste le plus à l’aise que j’aie connu… j’avais l’impression qu’il tutoyait Beethoven. »

1 et 5. Cette note grave. Les années d’apprentissage d’un
musicien, Wilhelm Kempff, Plon, 1955
2. Les Grands Interprètes: Wilhelm Kempff, Bernard Gavoty
et Roger Hauert, éditions René Kister, 1954
3. Les Grands pianistes du xxe
siècle, Alain Lompech,
Buchet-Chastel, 2012
4 et 6. La Musique à Paris sous l’Occupation, Myriam Chimènes
et Yannick Simon, Fayard/ Cité de la musique, 2013
7. Pour Wilhelm Kempff, Franco Maria Ricci, Théâtre
des Champs-Élysées, 1991