On s’en doute, cette expression relève de la boutade car pour qui connaît les interprètes venus du froid, leurs manières de jouer sont aussi variées que les paysages de cet immense pays. Il n’est qu’une certitude : celui-ci a produit parmi les plus grands pédagogues du XXe siècle.
Anton Rubinstein fut l’un des fondateurs de l’école russe du piano. Né en 1829 et mort en 1894, il rencontra Liszt, Chopin et Mendelssohn et participa à la création, en 1862, du conservatoire de Saint-Pétersbourg qu’il dirigea pendant plusieurs années. Compositeur prolifique, il eut pour élève le plus illustre des compositeurs russes : Piotr Illitch Tchaïkovski. Il avait l’oreille absolue et possédait une main potelée, avec des doigts si larges au bout qu’il avait du mal à ne pas frapper deux notes en même temps ! Sa sonorité magnifique et sa maîtrise technique étaient dues à cette particularité. Il utilisait le poids du bras et de son corps pour produire le son. Sa sonorité couvrait l’orchestre, mais sans dureté car son poignet était exempt de toute raideur. Cette souplesse du poignet est une constante reprise par toutes les écoles de piano.
Theodor Leschetizky reçut l’enseignement de Czerny. Il fut directeur des études de piano au conservatoire de Saint-Pétersbourg. Sa pédagogie est connue grâce à son élève Marie Prentner. Il enseignait la bonne position de la main, la souplesse et la flexibilité des doigts, mais tenait compte de l’individualité de chaque élève. Méthode à méditer car on ne fabrique pas des pianistes comme des stylos dans une usine ! L’ouvrage expose d’abord quantité d’exercices pour passer le pouce et des tenues de doigts qui ressemblent fort aux exercices d’Alfred Cortot.
Personnellement, tout cela me semble aussi indigeste et bourratif qu’un kouglof alsacien ! Comment, après de telles entrées en matière, peut-on avoir encore faim de musique ? Leschetizky avait heureusement d’autres idées plus pertinentes : il insistait – comme Chopin avant lui – sur le danger de travailler de longues heures le piano et préconisait plusieurs petites plages quotidiennes.
Je confirme à travers ma pratique personnelle que cela est la meilleure façon de rendre notre cerveau perméable, toujours frais et réceptif pour apprendre rapidement une œuvre. Rappelons que Liszt disait: « Ce qui importe, ce n’est pas l’étude de la technique, mais la technique de l’étude. » Leschetizky soulignait aussi qu’il faut développer une bonne représentation mentale de ce que l’on souhaite entendre. Il définissait des règles générales pour conduire une mélodie et déclarait : « J’enseigne exactement selon les principes que m’a transmis Czerny.» Ce faisant, il a ouvert la voie à la pédagogie moderne du piano.
Josef Lhévinne. Dans sa préface à Principes de base du jeu de piano, Rosina, son épouse, affirme : « Comme tous les étudiants en Russie, on nous a appris dès le plus jeune âge à travailler pour obtenir une maîtrise parfaite de l’instrument. Mais la technique n’était jamais un but en soi, c’était bien plutôt un moyen pour parvenir à exprimer les idées du compositeur (…) Ce principe de base a dominé l’ensemble de nos vies musicales, à la fois comme professeurs et comme pianistes. » Voici une phrase à méditer.
Cet ouvrage est à mon avis particulièrement intéressant car il souligne cette relation de la technique avec la musique. Or, répétons-le, ces deux points de vue sont inséparables, c’est le vouloir musical qui doit être en amont la cause du geste ou de la sensation. Lhévinne souligne : « La connaissance des tonalités, des accords, des septièmes, devrait être aussi familière à l’étudiant que celle de son propre nom. » L’analogie est saisissante avec ce qu’Heinrich Neuhaus nomme « l’image esthétique de l’œuvre musicale » dans son Art du piano. Pour le toucher, Lhévinne souligne l’importance des silences, du degré de détaché des notes, du staccato au louré.
Sur le rythme : « Rien ne me met davantage de mauvaise humeur qu’un élève qui ne joue pas dans le rythme exact car le rythme est l’âme de la musique. » Là encore, comparons avec Neuhaus : « Un jeu privé de pivot rythmique, coupé de la logique du temps, m’apparaît comme un bruit informe. » Lhévine enseignait le « secret d’un beau son ». Il privilégiait le contact des pulpes (comme Rubinstein) et conseillait de réduire les flexions de la phalange du milieu des doigts.
Il soulignait aussi « le rôle que joue le poignet pour obtenir une belle sonorité ». Il consacre enfin tout un chapitre, absolument passionnant, à l’exactitude dans le jeu (« accuracy »). C’est simple, dit-il, ne jouez pas trop vite, limitez-vous au tempo dans lequel vous maîtrisez l’œuvre mentalement, et les fautes disparaîtront (évident et limpide !). Le doigté a aussi beaucoup d’importance. Enfin, une connaissance parfaite de la main gauche reste une clé pour jouer sans fausses notes.
« Pratiquez votre main gauche comme si vous n’aviez pas de main droite, jouez encore et encore vos parties de main gauche, donnez-leur vie et individualité, indépendance et caractère, et vous constaterez que votre jeu y gagnera au moins cent pour cent. » Souvenez-vous de ce conseil, il est fondamental ! Si vous lisez l’anglais, procurez-vous cet ouvrage utile et passionnant.
Henrich Neuhaus. Il s’agit sans doute du plus grand pédagogue russe.4 Son livre l’Art du piano déborde le cadre de la musique et atteint une profonde sagesse. Le premier chapitre est consacré à l’image esthétique de l’œuvre musicale, que Neuhaus décrit comme « la musique elle-même, le discours musical avec ses composantes : harmonie, polyphonie, etc. ». Et de souligner que, faute de connaître ces éléments, elle se transforme en balbutiement confus.
« Quelle technique pallierait ces défauts ? », commente-t-il. Un élève jouant la Première Ballade de Chopin sans en comprendre le sens, il s’indigne : « On croirait entendre l’employé du métro crier : “attention à l’arrivée du train !” » Neuhaus examine tour à tour les éléments de la musique : le rythme, le son. Mais, que l’on se rassure ! il consacre la moitié de son ouvrage à cet obscur objet du désir, le Saint-Graal de l’étudiant de conservatoire: l’acquisition de la technique…
Le rythme, dit Neuhaus, doit être comparé aux pulsations d’un organisme vivant, le pouls, la respiration… Il évoque Richter : « J’admire tellement le rythme dans une exécution de Svatioslav Richter que j’ai l’impression que toute œuvre qu’il interprète s’étale sous ses yeux comme un immense paysage, perçue par le regard d’un aigle… » Des conseils amusants ponctuent son discours : « Madame Syncope est une personne définie, elle a un visage, une expression, un caractère qu’il est inadmissible de confondre. »
Et le son ? Pour Neuhaus, « le meilleur son, le plus beau, est celui qui exprime le mieux l’œuvre ». Une belle sonorité provient donc du phrasé et des plans sonores. J’ajouterai ce conseil d’Alfred Brendel : « Le cantabile est aussi affaire de tempo. »
Vient enfin le chapitre « acquisition de la technique », que l’étudiant dévorera goulûment. Et nous ne pourrons que l’absoudre ! Car Neuhaus simplifie les choses au départ grâce à des notions très utiles de force (F), de vitesse (V), de hauteur (H), et de masse (M). « Le piano est une mécanique. L’organisme doit s’adapter à l’instrument. L’énergie reçue par la touche est fonction de la force F et de la hauteur H de la main avant qu’elle ne s’abaisse sur le clavier La vitesse V de la main au moment de la frappe dépend de F et de H. Ces éléments réunis avec la masse M, représentée par les doigts, la main et l’avant-bras, déterminent donc l’énergie reçue par la touche. » Cela est-il suffisamment concret ? Voilà qui devrait étancher toute soif de technique !
Jamais cependant ce grand maître ne sépare la notion de technique de l’exigence musicale. Car, comme il le souligne, la technique n’est pas faite pour briller ni pour le tape à l’œil. Ce mot vient de la Grèce antique : « La technè est un ensemble complexe tel que l’envisageaient les Grecs et tel que doit le concevoir un véritable artiste. »5
Ici réside sans doute l’une des clés, fort bien résumée par Neuhaus, de la grande école russe du piano.
1. Auteure de Leschetizky’s fundamental Principles of
Piano Technique, Dover publications, New York, 2005
2. En anglais Josef Lhévinne, Basic principles in
pianoforte playing, Dover publications, New York,
1972 (1re édition 1924)
3. Heinrich Neuhaus, L’Art du piano, éditions Van
de Velde, 1971 (1958 pour l’édition russe)
4. Voir Pianiste n°124, pp. 32 à 35
5. En effet, chez Platon, la technè signifie l’art,
le savoir