Cette pièce essentielle de l’instrument requiert un usage subtil. Ni trop, ni trop peu, à vous de faire des pieds et des mains pour le maîtriser !
Dans un récent numéro de Pianiste, l’une de nos fidèles abonnées nous écrivait : « Je profite de ce message pour glisser une demande. Pourriez-vous dans un prochain numéro donner quelques explications, conseils et exercices sur l’usage de la pédale ? » Chère amie lectrice, vous avez raison – ô combien! – de formuler cette requête, car le bon usage de la pédale est essentiel dans l’art et la technique du piano. Cette pédale n’est pas seulement un accessoire, elle est notre troisième main. Rubinstein n’hésitait pas à affirmer : « La pédale est l’âme du piano. » On dit aussi qu’un usage subtil de la pédale était le secret du jeu de Liszt et de Chopin.
En vérité, si la pédale est un outil tellement essentiel du pianiste, c’est que son utilisation est intrinsèquement liée à notre compréhension et à notre écoute de l’harmonie qui est contenue dans le morceau que nous jouons. Bien mettre la pédale, cela ne se limite pas aux mouvements du pied, cela consiste à bien comprendre l’harmonie et à s’écouter jouer.

Il existe d’innombrables aphorismes au sujet de la pédale. L’un de mes préférés est cette boutade de Camille Chevillard, face à un élève qui avait mis trop de pédale dans un concours: « Il met admirablement la pédale, malheureusement, il ne sait pas l’enlever…! » Plus sérieusement, on connaît le témoignage d’une élève de Chopin, Friederike Streicher, qui rapporte: « Il avait [Chopin] atteint la maîtrise la plus complète dans l’emploi de la pédale, pour l’abus de laquelle il se montrait extrêmement sévère. Il répétait souvent à l’élève: “L’utilisation judicieuse de la pédale reste une étude pour la vie”. » Bref, une pédale mal mise, et tout votre jeu peut s’effondrer comme un château de cartes…
Je propose d’en voir le bon usage à l’aide de quelques exemples et principes généraux.
1° Apprendre à s’exercer sans pédale
D’abord, soulignons que la pédale ne doit jamais se substituer à un véritable toucher legato avec les doigts. Dans un premier temps, tout pianiste tirera avantage à s’exercer sans pédale, que ce soit pour la beauté du jeu, mais aussi pour la rapidité des doigts, et même pour la mémoire.
Car c’est par les doigts – et eux seuls – qu’il faut sentir le legato, éprouver les espaces entre les notes. Or, ceci ne peut pas se faire avec la pédale.
2° Apprendre à mettre la pédale mélodique
Une fois le legato avec les doigts bien acquis, il faut alors utiliser la pédale pour enrober le chant de son moelleux harmonique. Mais il faut le faire consciemment, sans laisser cette pédalisation au hasard. Comment la met-on ? Voici une première règle : lorsqu’un chant continu est surmonté d’un arc de phrasé mais que l’harmonie change en dessous, alors il faut remonter le pied en jouant la note sur laquelle survient le changement d’harmonie, c’est-à-dire exactement au moment où le doigt descend la touche.
Ensuite, une fois cette note jouée, il faut redescendre le pied pour saisir la nouvelle harmonie. Il ne faut pas redescendre le pied trop tôt, au risque de laisser traîner un désagréable sillage de l’harmonie précédente (il faut bien « faire le ménage » de celle-ci). Mais en même temps (et c’est là que tout est subtil !), il faut aussi veiller à redescendre cette même pédale alors que votre doigt est encore dans la touche, sinon (si vous ôtez votre doigt trop tôt, avant d’avoir redescendu le pied), la nouvelle note ne sera pas saisie dans la pédale. Il s’ensuivrait un jeu sec, vous seriez mal à l’aise, car ce que vous entendriez vous-même ne serait pas beau.
Un jeu sans basses dans la pédale est comme une maison sans fondations, et qui risque de s’écrouler à chaque instant. Le pianiste se sent assis sur du sable…
Voici, en résumé les gestes main-pied qu’il faut faire pour jouer avec une pédale mélodique. Souvenez-vous de chaque terme de la phrase qui va suivre :
1) jouez la note. Exactement au moment où vous descendez la touche : remontez le pied (notez que le geste est à l’inverse : descendre doigt + remonter pied).
2) redescendez le pied sur la pédale mais faites-le bien avant d’avoir ôté votre doigt.
Je conseille d’avoir une conscience très précise de cette indépendance des gestes main-pied qui sont parfois très contradictoires, et il faut les exercer jusqu’à ce qu’ils deviennent des automatismes. Car c’est cela aussi la « mémoire musculaire » : la relation des gestes main-pied !
Voici un exemple (ex. 1) sur la Première Arabesque de Debussy. Ici, relevez la pédale en jouant le mi (main gauche) et le sol (main droite) de la deuxième mesure ci-dessous. Ensuite, redescendez très vite votre pédale sur le sol de la m. droite (première note du triolet), avant d’avoir lâché cette note qui est très brève, et afin de l’attraper dans la pédale. Méfiez-vous, il faut être très rapide, à la fois avec le pied et l’oreille. Parfois, tous ces gestes sont très contradictoires. Voyez ici les gestes main-pied dans ce petit passage: à la fin de la phrase, il faut laisser remonter la m. droite (car c’est une terminaison: évitez d’«asseoir» une fin de phrase avec la main).
En même temps, il faut se relaxer vers le bas sur le mi à la m. gauche car c’est une tonique. On se repose vers le bas. Cependant, il faut aussi remonter le pied en jouant ce mi final, afin de changer l’harmonie. Bas-haut, haut-bas… : quelle coordination, que de gestes à automatiser !

2° Pédale de phrasé
Il est aussi une chose que tout bon pianiste doit apprendre, c’est à respirer avec la pédale avant un nouveau phrasé. Certes, entre deux phrases, il faut savoir couper le son avec les doigts, ôter le doigt de la touche un instant, pour faire entendre une sorte de virgule entre les éléments du discours. Or, si vous ôtez correctement le doigt, mais que votre pied demeure enfoncé, cela ne respirera pas. Chopin prend d’ailleurs toujours bien garde à noter non seulement la pédalisation dans ses œuvres (), mais aussi l’interruption de la pédale, qu’il indique ainsi :
3° Demi-pédale
Parfois, il faut tenir une basse que l’on ne peut pas tenir avec le doigt. Or, l’harmonie change néanmoins au dessus. Garder la pédale enfoncée donnerait un trop grand mélange de sons. À l’inverse, l’ôter complètement ferait perdre la continuité sonore de la basse, telle qu’elle a été notée par le compositeur. Cela est très fréquent dans la musique de Debussy. En voici aussi un bel exemple (ex. 2) dans la Troisième Consolation de Franz Liszt.
4° Dissonances dues au maintien d’une même pédale
Parfois le maintien de la pédale, voulu par le compositeur, crée des dissonances, des frottements douloureux à l’écoute. Il faut apprendre à ne plus en avoir peur par l’oreille, faute de quoi nos doigts refuseront d’avancer plus avant dans la partition. C’est le cas par exemple dans le Nocturne n°6 de Fauré. Une telle difficulté n’est pas une difficulté pour les mouvements du pied, mais surtout pour l’oreille, elle est liée à la culture musicale.
Enfin terminons avec cet aphorisme désopilant d’Alfred Brendel : « La pédale n’est pas une feuille de vigne. » Que signifie-t-il ? Que ce n’est pas en écrasant avec le pied la pédale de résonance que l’on doit masquer les imperfections de notre jeu dues à l’insuffisance de nos doigts (notamment le manque de legato). Sans un bon usage de la pédalisation au piano, nous sommes complètement noyés, ou bien tout nus, qu’on se le dise ! Bref, au piano, n’essayons pas d’imiter le David de Michel-Ange.
1. Pianiste n° 126, Contes et légendes
2. Friederike Streicher, née Müller
(1816, 1895) pianiste professionnelle,
était l’une des meilleures élèves de Chopin.
Elle reçut les leçons du maître sans relâche
de 1839 à 1841, pendant deux heures
par semaine. Son témoignage est donc
de première importance.