Le style de Keith Jarrett est inimitable et universel. Mais quelles sont ses caractéristiques ? Le jazzman français les passe pour nous en revue dans une magistrale et limpide analyse en forme d’hommage.

La musique de Keith Jarrett pourrait sembler moins élaborée que celle des plus grands génies du panthéon musical. Pourtant, quand j’ai découvert l’album en trio Still Live, j’ai immédiatement placé Jarrett au même niveau que Bach ou Beethoven. Est-ce lié à sa puissance rythmique? À l’émotion véhiculée par l’improvisation ? Dans son œuvre universelle, il exprime un style et une personnalité uniques. Voyons cela de plus près.

L’artiste

Quand on interroge Jarrett sur la manière dont il a forgé son style, il raconte la révélation qu’il a eue à 22 ans lors d’un concert: « Jusqu’ici je pensais qu’un musicien de jazz devait travailler sur son style personnel, et je travaillais donc sur qui j’étais musicalement. J’évitais de jouer quelque chose qui pouvait sonner comme quelqu’un d’autre. J’ai compris ce jour-là que l’important était ailleurs… l’important est de jouer… Je suis moi-même quand je joue. Je n’ai pas à être moi-même et ensuite à m’assurer que je suis moi-même en jouant ce que je pense l’être. » Pour lui, « la pire des choses à faire est d’essayer d’être original ».

On comprend comment il peut, au travers de son œuvre, parcourir un vaste éventail de genres musicaux sans jamais perdre son identité.

Une des clés est le lâcher-prise: « Vous pouvez connaître le piano, les accords, tout ce qui fait la musique, vous serez toujours au point zéro tant que vous n’aurez pas lâché ce qui vous retient. » La puissance de travail de Jarrett est surhumaine. Il y a mis toutes ses forces au point d’être atteint du syndrome de fatigue chronique qui l’a empêché de jouer de 1996 à 1998.

Mais là encore, son acharnement l’a emporté, il s’est battu, reconstruit et n’a cessé de se renouveler.

L’improvisation

En 1972, Jarret donne un concert solo où il joue des compositions qu’il enchaîne en improvisant des transitions entre les morceaux. Il raconte : « Cela m’a amené à me demander si ces transitions elles mêmes n’étaient pas quelque chose. »

Il ose ainsi ce quelque chose d’inouï dans l’histoire du jazz, et peut-être de la musique : monter sur scène, sans aucune idée préconçue, et laisser parler la musique. L’improvisation serait-elle prédéterminée ou bien l’œuvre d’une mystérieuse muse qui inspirerait l’artiste ? Je rejoins Jarrett pour qui « la musique est dans l’air, soit vous la trouvez, soit vous ne la trouvez pas, mais c’est peut-être que vous n’essayez pas assez fort… » Il se pense comme un vecteur entre la musique et l’auditeur. Ce n’est pas lui qui joue la musique, mais la musique qui se joue à travers lui. Et le pouvoir de Jarrett est exceptionnel, il peut rester concentré une heure sans perdre le fil une seconde. Mais ce fil est ténu et peut se rompre à tout instant. C’est une prise de risque absolue qui exige une attention totale de l’auditeur. Selon lui, « la conscience est la condition suprême pour faire de la musique. » Il parle également d’état extatique. Il s’est forgé une capacité hors norme à invoquer cet état de grâce où il peut laisser la musique le traverser. Mais il a aussi développé l’incroyable faculté technique de jouer en temps réel cette musique qui le traverse. Sans hésitation les doigts et le corps réagissent à la microseconde près pour retranscrire cette partition de l’instant présent.

Cet abandon proche de la transe crée une musique dont le discours évident se développe par vagues, dans des proportions parfaitement équilibrées.

Le pianiste

J’ai eu la chance d’entendre Jarrett en concert, mais je rêverais de l’entendre jouer de près, sans micro, sans la réverbération ECM, tant sa sonorité me semble irréelle, si pleine et riche, véhicule de son lyrisme intense qui fait chanter le piano. Jarrett est un mélodiste-né. Qu’il orne la mélodie d’un standard ou qu’il improvise des lignes sinueuses, il réinvente sans cesse son discours mélodique, loin de tout cliché. Harmoniquement, il a assimilé le langage de Bach à nos jours, en passant par le jazz, le blues, la musique folk ou l’improvisation modale.

Sa pulsation intérieure est si solide qu’il peut se permettre de jouer autour de manière élastique, ou parfaitement dedans en nous entraînant dans sa danse hypnotique et jubilatoire. Sa technique est paradoxale. Son corps est traversé de tensions, il grogne, se contorsionne, et pourtant ses bras sont toujours détendus, les doigts prêts à jouer, sans qu’aucune tension ne soit palpable dans le son. Jarrett utilise tout le piano et ses modes de jeu : blocs d’accords, choral, arpèges, unisson, mélodie à la main gauche, brouillards, jeu dans les cordes, minimalisme, pointillisme, pédales, etc. Sa main gauche extraordinaire lui a permis de construire un jeu polyphonique. En haut la mélodie, en bas la basse, jouées par les doigts extérieurs de chaque main, et au milieu mélodies, rythmes, accords, jouées par les pouces et les index droit et gauche, comme s’il était doté d’une troisième main…

Les inventions Jarrett arrive à New York au milieu des années 1960 avec son bagage classique et jazz. C’est le boom rock, folk, free jazz, hard bop, modal, ethnique, new age… Il a 20 ans, il absorbe cet environnement et très vite invente ses univers personnels qu’il ne cessera de développer. Quoi de plus jarrettien que ces ostinatos, ces transes dont on aimerait qu’elles ne s’arrêtent jamais ? D’inspiration rock, gospel, blues, ethniques, minimalistes, ils constituent son folklore imaginaire et une de ses contributions majeures.

Avec ses mélodies faussement naïves sur flux d’arpèges, évoquant Joni Mitchell ou Bob Dylan, Jarret a inventé au piano l’art de la ballade folk. Quand le tempo est plus flottant, la main gauche plus clairsemée, que la mélodie semble hésiter puis s’envoler, on est dans la ballade rubato, qui peut aussi, quand l’intensité augmente et que la musique devient plus rhapsodique, devenir un hymne. Jarrett improvise des chorals, ou il développe des voix mélodiques en noires ou en croches sur des accords scandés en blanches ou en noires.

L’œuvre

Les années 1970 sont pour Keith Jarrett une époque pleine d’énergie et de créativité. Il mène de front ses deux quartets, l’américain et l’européen, et compose intensément. En 1972, sa rencontre avec Manfred Eicher, fondateur du label ECM, marque le début d’une aventure en solo qui durera plus de quarante ans et trente disques. Le concert solo est comme une cérémonie où Jarrett improvise en communion avec le public. Ses univers jalonnent le discours musical qui se déroule dans la plus parfaite fluidité.

Dans les années 1970, Jarret joue ce qu’il aime, sa musique est foisonnante. Dans les années 1980, on entend des réminiscences classiques. Après 1999, les concerts sont découpés en pièces plus courtes, le discours est parfois plus abstrait. Avec son trio Standards, fondé en 1983 avec Jack DeJohnette (batterie) et Gary Peacock (contrebasse), Jarrett renouvelle l’art du trio, avec un niveau d’entente inégalé. Le pianiste se livre à de longues introductions et à de sublimes codas solitaires sur les ballades dont les trois musiciens transfigurent l’interprétation. Mais surtout, le trio invente ces passages merveilleux où, sur un ostinato, ils laissent monter la transe collective.

Pour finir…

Keith Jarrett est unique, inimitable. La puissance de sa musique repose sur sa capacité à nous révéler l’instant présent, à nous emporter dans sa danse, à nous émouvoir de son lyrisme. Il nous montre la voie. On pourrait dire qu’il ose faire devant des milliers de gens ce que tout pianiste fait parfois seul, dans l’intimité avec son piano. Et le message est clair : improvisons, lâchons prise et découvrons notre musique intérieure !