Dans ce numéro aquatique, notre capitaine au long cours vous donne le cap pour éviter les écueils et fendre les ondes musicales en beauté.

Jouer avec fluidité, qu’est-ce que cela signifie ? D’abord, soulignons que la fluidité n’est pas un plus qui viendrait se surajouter à une technique défectueuse. Un jeu fluide est un jeu maîtrisé en tous ses éléments – rythme, phrasé, tensions et détentes de l’harmonie – et exécuté avec les gestes adéquats. Ce qui nous éblouit chez un grand interprète, cette apparente facilité qui donne l’impression que son jeu s’écoule comme de l’eau, est avant tout le fruit d’un intense travail. Jean-Sébastien Bach rappelait que son nom signifie « ruisseau » en allemand (ein Bach) et il disait aussi : « N’importe qui ayant travaillé autant que moi ferait aussi bien que moi. » Sans trop s’avancer, on peut tout de même en douter quelque peu !

Reflets dans l’eau de Debussy

Voyons d’où peut venir la fluidité en général, en prenant un exemple dans Reflets dans l’eau de Debussy. En premier lieu ici, il faut obtenir la plénitude des accords d’accompagnement. Ils comprennent de belles dissonances : septièmes (réb-do) neuvièmes (réb-mib) onzièmes (réb-solb) etc. D’abord, il faut bien habituer notre oreille à ces frottements, sinon notre jeu serait loin d’être fluide ! Hélas, notre pauvre oreille aurait peur de la dissonance: la musique serait stoppée dans nos réflexes, comme l’eau rencontre un bouchon dans sa course ! Apprenons donc à écouter spécialement les dissonances. Puis, paradoxalement, pour obtenir ici un jeu qui coule de source (en quelque sorte horizontal), il faut commencer par veiller à la parfaite synchronisation (verticale) de tous ces accords. Le chant joué au ténor : la-fa-mi… émergera de la surface de l’eau comme un éclat de soleil. Émettre toutes les notes des accords parfaitement ensemble est une question musicale mais aussi technique, car c’est à cette condition que la main pourra ensuite se déplacer horizontalement sur le clavier : il faut obtenir les empreintes.

Exemple 1

Au piano, cette synchronisation de toutes les notes n’est pas un acquis, c’est un objectif à atteindre: il faut s’y entraîner et se corriger dès que nous posons les doigts sur le clavier. Mais je constate que, lorsque je demande à mes élèves de se concentrer spécialement sur la synchronisation – que ce soit celle des deux mains ensemble ou des notes doubles dans une même main–, leur écoute est immédiatement bien meilleure, et leur jeu gagne énormément en fluidité, quel que soit leur niveau.

Jeux d’eau de Ravel

Écrit en 1901, ce morceau porte le sous-titre : « Dieu fluvial riant de l’eau qui le chatouille ». Ravel précise : « Cette pièce est inspirée du bruit de l’eau et des sons musicaux que font entendre les jets d’eau, les cascades et les ruisseaux. » Hélas ! il est plutôt difficile de chatouiller les dieux avec cette belle pièce d’eau. Comment faire, quelles sont les pistes ?

Les bons doigtés

D’abord, pour jouer avec aisance et fluidité, il faut toujours mettre les bons doigtés et y réfléchir beaucoup à l’avance. Cela est essentiel dans la vitesse. Essayez-en plusieurs. Un bon doigté doit préparer la main à ce qui vient après mais également laisser la main compacte et aussi détendue que possible, en évitant les doigts en éventail. La détente physique est toujours l’une des conditions de la fluidité du jeu. Le problème est qu’il faut maintenir en même temps une forte concentration de la pensée, et donc une sorte de tension mentale : voilà ce qui est difficile !

La liberté du poignet

Pour jouer avec fluidité, une parfaite liberté du poignet est indispensable : liberté verticale, mais aussi liberté latérale. On ne souligne pas assez l’importance de la latéralité du poignet. Rien ne peut couler de source musicalement si on a le poignet bloqué. Pour faire rire mes élèves, je fais mine d’avoir le poignet solidement fixé par une tige et un boulon. Je saisis un tournevis ou une pince imaginaire, je dévisse le boulon invisible, et fais semblant de le poser sur le couvercle du piano : vous voyez, ainsi débloqué, le poignet fonctionne en tous sens! Pour jouer fluide, il faut également bien sentir l’indépendance des gestes entre les deux mains.

Dans le thème du début de Jeux d’eau, la main gauche doit jouer les doubles notes parfaitement ensemble, ce qui donne un minuscule mouvement vertical. En revanche, la droite doit dessiner les notes mélodiquement en les accompagnant, comme nous l’avons dit, grâce à la souplesse latérale du poignet. Les gestes aux deux mains sont donc complètement différents. Yvonne Lefébure interprétait ces Jeux d’eau avec une fluidité remarquable; alors qu’elle était encore toute jeune, elle les joua devant Ravel : « J’ai commencé d’une manière un peu détachée, bien que ce soit indiqué “lié”, pour avoir des sonorités cristallines. Ravel s’est alors exclamé : “C’est ça!”. Plus tard, il me dira à propos de mon interprétation, mi-sérieux, mi-blagueur : “Transmettez la tradition!” »

Exemple 2

Parfois, nous avons à jouer avec fluidité des traits qui ne sont pas si commodes ni confortables, comme ce trait en triple croches mes. n°4 qui tourne sur lui-même. Comment faire ? D’abord, il faut chanter et sentir les intervalles. Ravel les choisit étranges, inhabituels : quarte augmentée, ré bécarre-sol#, puis quarte diminuée, sol#-do bécarre : l’aisance de notre jeu dépendra de notre écoute et de nos sensations de ces intervalles, des espaces entre les doigts. Ici encore, la main, à la jointure du poignet, doit être aussi souple qu’un chiffon. Et il faut accompagner la direction musicale avec notre main : lorsque le motif redescend vers mi# et si#, la main doit pencher vers le pouce, et l’avant-bras basculer un peu vers l’intérieur. Ce geste n’est pas artificiel, il est dicté par la musique, par le dessin mélodique.

Fluide avec le corps, fluide pour les oreilles ! Tout compte, pour jouer fluide, notamment de savoir mettre subtilement la pédale. Lorsqu’un phrasé débute, le mieux est de descendre le pied sur la première note du phrasé: en même temps qu’elle. Cela donne une infime respiration qui distingue de la phrase précédente. Par contre, au sein d’une phrase, on relève le pied en jouant la note. Enfin, il faut choisir où l’on ne changera qu’une demi-pédale pour à la fois distinguer les harmonies entre elles, mais garder une sorte de halo sonore. Subtil !

Étude op. 25 n°2 en fa mineur de Chopin

Exemple 3.

La fluidité d’un jeu de pianiste provient aussi des nuances qu’il donne à la phrase, son élan. Pour jouer par exemple l’Étude Op. 25 n° 2 de Chopin, il faut que l’oiseau s’envole : il faut nuancer la phrase musicale vers l’aigu, augmenter le son vers le point culminant de la phrase, le laisser retomber quand elle redescend. Point de fluidité sans nuance, sans la vie musicale par les doigts, c’est le point essentiel ! Enfin, il faut aussi très bien contrôler le rythme, et notamment une écoute des notes de chaque temps, de chaque pulsation. Un pianiste doit toujours contrôler le temps dans son jeu car s’il ne le fait pas, il risque d’être tout simplement noyé sous un flot de notes! Bref, pour jouer fluide, il faut tout simplement faire passer notre musicalité dans les doigts…