Apparu avec les troubadours au Moyen Âge, ce genre poétique et instrumental fut repris avec ferveur par les romantiques, puis par leurs successeurs. Comment raconter une histoire en musique ? Les conseils de notre professeur.

La ballade est un genre musical très ancien. L’étymologie de ce mot, ballare, signifie « danser ». Laissons aux spécialistes le soin de relater l’histoire de cette forme, initiée au xiiie siècle par Adam de la Halle, puis développée au xive siècle par Guillaume de Machaut… De toute façon, qu’ils fussent numériques ou acoustiques, on construisait peu de pianos à cette époque ! Concentrons-nous donc plutôt sur la ballade instrumentale qui s’est développée au xixe siècle. Tous les grands compositeurs s’y sont illustrés. Les Quatre ballades de Chopin constituent bien sûr un modèle du genre, mais Brahms, Liszt, Debussy, Fauré écrivirent aussi des ballades. Précisons que cette forme ne relève pas d’un cadre immuable ; elle est une sorte de vaste pièce sans moule musical précis, à la fois dramatique et virtuose.

Si nous aimions les termes savants – les « mots montés sur des échasses », comme disait Mozart –, nous dirions que la ballade est une « forme narrative épique ». Préférons plus simple : la ballade nous raconte une histoire, une aventure, un drame, elle suscite un foisonnement de sentiments. Or, précisément, raconter une histoire en musique, intéresser, émouvoir, est essentiel pour la technique car cela exige du pianiste qu’il apprenne à varier et à nuancer les sons à l’infini, qu’il sache déclamer le discours musical. Nuancer, sans cesse, contrôler le poids de la moindre note comme un orfèvre de la musique afin de la faire parler, c’est bien cela qui développe le toucher et même l’agilité des doigts.

Le pianiste Aldo Ciccolini disait : « Quand je lis une partition, je perçois un message qui se dévoile sous mes yeux. » Il faut donc éviter avant tout de jouer une ballade de façon uniforme ou ennuyeuse. Mais pour cela, il nous faut une bonne palette de nuances dans les doigts. À cet égard, rappelons ce conseil extraordinaire de Liszt à Valérie Boissier : « Vous voyez bien que pour exprimer tout ce qu’on sent, il faut n’être entravé par rien, il faut avoir les doigts tellement développés, si souples, avec une telle échelle de nuances toutes prêtes dans les doigts, que le cœur puisse s’émouvoir et cheminer sans que les doigts soient sans cesse un obstacle. » Être un bon technicien du piano, c’est donc être entraîné à doser les sons, maîtriser les subtilités de notre toucher afin que ce dernier puisse exprimer le sens de l’œuvre. Chopin ne disait pas autre chose, qui déclarait dans ses Esquisses de méthode : « Le but n’est pas de savoir jouer tout d’un son égal. Il me semble d’un mécanisme bien formé de savoir nuancer une belle qualité de son1. »

Chopin, « Ballade, op.23, n° 1 »

Prenons un exemple, justement, dans le thème initial de la Première ballade en sol mineur, opus 23, de Chopin. D’abord, rappelons le message de cette œuvre : le 25 janvier 1831, Chopin apprenait que ses compatriotes proclamaient l’indépendance de sa chère Pologne, pourtant occupée par les Russes. C’était une véritable déclaration de guerre à la Russie. Il commença à composer ce morceau afin d’« épancher son désespoir » et l’inquiétude qu’il éprouvait pour sa patrie.

Comment nuancer et soupeser chaque note pour faire sentir ce désespoir ? Pour commencer, ce long si bémol interroge : « Que va-t-il se passer ? », s’angoisse-t-il. Il faut tenir la touche mais sans l’appuyer et laisser remonter la main. De même, lorsque nous jouons la suite do-ré-fa-si-la-sol, il faut ne pas s’asseoir sur la terminaison de la phrase (le sol), même si elle intervient sur le temps fort de la mesure. Alourdir et baisser la main serait un grave contresens musical. Le secret est à la fois de vibrer au message de Chopin, et de chanter en nous-même. Au cours de ses leçons, le compositeur répétait d’ailleurs inlassablement : « Il faut chanter avec les doigts. »

Chopin, Ballade, op.47, n° 3

Voici un autre exemple dans la Troisième ballade en la bémol majeur, opus 47. Ici encore, il faut raconter l’histoire avec les doigts. Si on chante la phrase, on sent qu’il faut à l’évidence la débuter doucement puis qu’elle se réchauffe et devient progressivement plus intense pour aboutir sur le sommet sonore famib. Cela est d’autant plus important pour la technique que ce mib est une note qui doit durer longtemps : sa valeur est une noire pointée liée sur une blanche pointée. Il faut donc le faire sonner et bien le projeter vers l’avant ! Or, sachons ceci : au piano, le son commence à mourir et à diminuer dès qu’on l’a émis. Toute note longue doit donc être jouée plus fortement afin de perdurer jusqu’à la note suivante ; imaginez une étoile filante dont vous suivez la retombée dans le ciel nocturne, ou même une boule de pétanque très lourde, que vous lancez devant vous en essayant d’imaginer à l’avance sa trajectoire.

Chopin écrivait : « Il ne reste qu’à étudier un certain arrangement de la main vis à vis des touches pour obtenir facilement la plus belle qualité possible de son, savoir jouer les notes longues et les notes courtes et [parvenir à] une dextérité sans bornes1. » Ce que le compositeur veut dire à demi-mot est qu’il faut « pré-visualiser » dans notre oreille intérieure la trajectoire du son. Maintenant, quel moyen technique employer pour que ce mi sonne suffisamment longtemps ? Il faut le jouer avec un cinquième doigt de main droite très ferme et bien tendu, en lui donnant un peu de poids et de hauteur et, enfin, en atténuant la tension des doigts en dessous. De même, on dessinera la « phrase de violoncelle » à la main gauche (réb-do-si-si-la-si-do-la-mi-mi) en la chantant, en la racontant avec les doigts.

Brahms, Ballade, op. 10, n° 1

Prenons un autre exemple dans les Ballades op. 10 de Brahms. La première est inspirée par la vieille ballade écossaise Edward, de Herder, qui commence par une terrible histoire de meurtre : « La mère : Pourquoi ton épée est-elle si rouge de sang, Edward, Edward ? » (mes. 1 à 8). Au début, la mère ne fait encore qu’interroger. Brahms note : piano. Pour jouer techniquement, il faut s’imprégner de cette atmosphère de mystère et d’attente, notamment en ne jouant pas trop fort, et en faisant bien entendre l’épaisseur des basses.

Tout doit être encore feutré, brumeux comme dans un tableau du peintre Caspar David Friedrich. Ce n’est que plus tard, après un poco piu moto, puis un allegro, que Brahms aboutira sur la vraie tension et le drame (mes. 44). Alors, on apprend que ce n’est ni son faucon ni son cheval mais – oh horreur ! – son père qu’a poignardé Edward (mes. 44 à 60) : « Oh ! J’ai tué mon père, oh mon cœur souffre ! » Pour bien raconter ce passage en musique, et le vaincre techniquement (les deux choses vont très exactement ensemble), il faut apprendre à ne pas jouer trop fort au début, pas avant d’arriver ici, apprendre à ménager nos effets ainsi que la tension émotionnelle et physique, qui doit être progressive. D’autre part, il faut utiliser tout le poids du bras, et tout spécialement car nous jouons du Brahms. Le grand pianiste Claudio Arrau a décrit cet usage du poids de tout le bras qui donne ce son ample, rond et puissant mais sans dureté.

À la question du journaliste Joseph Horowitz : « Y a-t-il un type de sonorité que vous proposez de produire ? », Arrau répondait : « Le son qu’on peut produire sans frapper le piano. Sans marteler, ce qui est laid. Cela implique que le corps reste détendu, et qu’on utilise le poids du corps tout entier. Une des premières choses que j’enseigne à mes élèves, c’est de laisser tomber le plein poids du bras. Cela implique qu’on lève le bras complètement et pas seulement à partir du coude2. » Nous l’avons toujours exprimé à travers ces lignes : la vraie technique du piano consiste à connaître les moyens physiques qui permettent de faire parler la musique, de raconter la partition. Il ne sert à rien de penser à la technique du piano en la séparant du contenu artistique à exprimer. Il ne serait pas satisfaisant non plus d’être très inspiré mais en ignorant tout de l’usage adéquat de notre corps au piano, celui qui permet d’obtenir le plus beau son sans fatigue et sans nervosité inutile. C’est en creusant ensemble ces deux aspects que l’on fait des progrès. Les grandes ballades de Brahms, de Liszt, de Chopin, de Grieg… contiennent tant de sentiments, d’expressions et d’émotions diverses qu’elles sont le meilleur champ de bataille pour développer notre technique, puisqu’elle doit toujours être liée à l’expression musicale.

1. Frédéric Chopin, Esquisses pour une méthode de piano, textes présentés par J.-J. Eigeldinger, coll. « Harmoniques », Flammarion, Paris, 1993, réed. 2021

2. Arrau parle. Conversations avec Joseph Horowitz, Gallimard, Paris, 1985