Deux mains, quatre mains… qui ne font qu’une, voilà le secret du jeu. Pour atteindre cette osmose, suivez les conseils de notre professeur.
Lorsqu’on évoque le piano auprès de personnes qui ne le pratiquent pas, ce qui leur paraît le plus impressionnant est qu’un pianiste est capable de jouer des choses tout à fait différentes en même temps aux deux mains : des mélodies indépendantes, des accords fournis, plusieurs rythmes dissemblables. Comment font les pianistes, se demandent-ils, pour partager leur cerveau en deux ? En philosophie, on apprend que poser correctement le problème est déjà un début de réponse. De même, dans l’art du piano, définir ce que l’on veut obtenir est une partie intégrante de la technique. « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement et les mots (la technique) pour le dire (le jouer) se trouvent aisément. » Cette célèbre phrase de Nicolas Boileau est bien juste. Réfléchissons donc un instant à ces mots : « en même temps ».
Si nous écoutons un grand orchestre, une chose nous frappe : dans les tutti, les instruments à cordes jouent « comme un seul homme » – ou comme une seule femme. L’ensemble de l’orchestre est si parfait qu’il nous semble n’entendre qu’un seul et unique instrument aux mille couleurs. Et nous avons raison d’en être impressionnés, car une synchronisation irréprochable est un élément important d’une belle interprétation. Deux pianistes qui jouent à quatre mains devront veiller eux aussi à bien jouer strictement ensemble, sans parler du travail des plans sonores, qui est tout aussi essentiel. Cela contribuera à assurer la cohésion sonore et harmonique de leur interprétation.
L’ensemble parfait
Pourquoi cette exigence de l’ensemble parfait ? La première raison est que rien n’est plus agaçant que d’entendre un pianiste qui ne joue pas les mains ensemble. La Musique est un tout est d’ailleurs le titre d’un livre de Daniel Barenboim. Mais un tel décalage s’avère également une entrave physique pour la technique elle-même, et c’est là le point à souligner. En effet, d’où provient la rapidité du jeu d’un pianiste ? De la précision de son vouloir musical puis de la réponse immédiate de son corps aux ordres de sa pensée. C’est ce que l’on peut définir comme l’influx nerveux. Or, dans notre cerveau, ce qui doit exister, c’est un ensemble musical, et non pas deux mains (ou deux pianistes) qui vont jouer chacun de leur côté. Comme l’indique encore Barenboim : « On joue avec une seule unité composée des deux mains. » Et il souligne que c’est là un conseil très important qu’il tenait de son père.

Droite et gauche rassemblées
Le terme « connecté » est aujourd’hui employé très souvent à cause d’Internet. Appliquons-le à la technique de piano : si nos deux mains ne sont pas jouées bien ensemble, les deux parties de notre cerveau (cerveau droit et cerveau gauche) seront déconnectées l’une de l’autre. Il n’y aura plus de coordination entre nos mains, or, cela est fatal pour la motricité. D’autre part, notre oreille n’intégrera pas qu’il s’agit d’un tout sonore. Cela est vrai aussi pour les doubles notes. Le pianiste Karol Mikuli a rapporté que « dans l’exécution des doubles notes et accords, Chopin exigeait une attaque rigoureusement simultanée, l’arpègement n’étant autorisé qu’aux endroits où le compositeur l’a lui-même spécifié ».
S’écouter
Hélas, cette synchronisation parfaite de tous les sons n’est pas du tout facile à acquérir ! Ce n’est pas un acquis mais un objectif à atteindre. L’art de jouer du piano, c’est aussi de savoir étudier et de construire petit à petit, jour après jour, les réflexes qui nous mèneront à la rapidité et à l’aisance. Question de volonté ! Il n’y a pas d’autre solution : à la maison, donc, si nous constatons le moindre décalage dans l’ensemble des notes, nous devons corriger immédiatement. Ainsi, nos deux mains pourront se reconnecter ensemble.
Même chez les petits enfants qui ne jouent que quelques notes à la main droite et une seule note à la main gauche (par exemple une ronde), j’ai constaté que leur demander de se concentrer sur l’ensemble parfait des deux mains les aide énormément dans leurs premiers pas, car ils commencent alors à s’écouter. Et ils ne se fixent plus seulement sur une main droite ou une main gauche, mais sur une totalité musicale. Cela les éveille également à la nécessité de suivre les notes longues qui se prolongent au-dessus ou au-dessous d’une autre note. Ils perçoivent alors un début d’harmonie ou de contrepoint. Pour cette même raison, il est excellent de jouer avec les débutants de minuscules morceaux à trois ou à quatre mains. Là encore, cette pratique les oblige à écouter : tout à coup, ils ne considèrent plus les touches du piano comme un clavier d’ordinateur, bête et muet… !
La verticalité
Allons plus avant encore dans la technique : cette exigence de synchronisation a une conséquence très physique sur le jeu. En effet, pour jouer tous les sons ensemble, il faut tomber dans les touches avec un rien de verticalité de haut en bas au moment d’attaquer. Nous touchons l’une des grandes difficultés du piano : un pianiste doit maîtriser tout autant l’aspect mélodique de la musique ( son déroulement horizontal qui s’apparente au chant) que son aspect harmonique (la rencontre verticale de tous les sons joués ensemble). C’est d’ailleurs pour cette raison que les oeuvres de Jean- Sébastien Bach sont particulièrement difficiles à jouer : elles constituent un équilibre parfait entre la verticalité de l’harmonie et l’horizontalité du contrepoint. J’ai assisté jadis à l’un des derniers concerts de Wilhem Kempff à la salle Cortot. Placé au premier rang en contrebas de la scène, j’ai le souvenir d’avoir été impressionné par ses attaques très verticales de la main, ce qui n’enlevait rien à son cantabile, à la beauté linéaire et mélodique de son jeu.

Quand on joue à quatre mains, dans le cas des mouvements parallèles et des unissons notamment, il faut se concentrer particulièrement sur cet ensemble parfait des notes. Voici un exemple dans la sonate de Mozart K. 381. Mais cet ensemble viendra bien sûr surtout du sens du rythme de chaque pianiste. Chacun doit avoir d’abord de son côté bien maîtrisé la régularité de sa propre pulsation : comment faire ? Toujours selon le même principe : écouter les sons des temps, les distinguer des autres à l’oreille, connaître les notes des temps et bien apprendre les doigtés des temps !
Tempo et rythme
Enfin, deux pianistes qui jouent à quatre mains doivent se mettre d’accord à l’avance sur les imperceptibles ralentis et les a tempo qui donneront un aspect humain et vivant à la musique. Voici un exemple, dans la Fantaisie en fa mineur D. 940 de Schubert, juste avant le retour du thème.
Si les deux pianistes se mettent bien d’accord sur cette même respiration musicale, on dira peut-être que leur « amitié est invariable », pour reprendre le titre de ce rondeau que Schubert jouait avec son compère Josef von Gahy. En somme, l’ensemble rigoureux des notes participe tout autant à la beauté de la musique qu’à la technique. Quand on joue à quatre mains, il dépend à la fois de la rigueur rythmique de chacun et de l’écoute mutuelle. Cette synchronisation parfaite de toutes les notes requiert une minuscule attaque verticale au dernier moment, bien que cela ne doive pas se faire au détriment de la belle courbe mélodique et nuancée des phrasés. Tout cela n’est évidemment pas facile à obtenir, mais nous devons savoir qu’il s’agit de l’un des buts à atteindre. Quoi qu’il en soit, technique et musique vont en même temps, ce qui est, encore une fois, la grande leçon à retenir pour apprendre à bien jouer du piano…