Le désir de faire chanter des mélodies, de les nuancer – à l’horizontale –, ne doit pas altérer l’ensemble parfait des notes doubles, de toutes les notes des accords dans les harmonies.

Tous les instruments de musique doivent exécuter des rythmes, des mélodies, mais seuls les instruments à clavier et à cordes lorsqu’ils jouent des doubles notes, et bien sûr l’orchestre, doivent exécuter de nombreux sons à la fois. Au piano, cette écoute de l’ensemble des sons est essentielle, tant pour la beauté harmonique de notre interprétation que pour la technique, car cela a un impact sur l’aspect physique du jeu, nos empreintes dans la main et le transfert du poids du bras.

Le pianiste est comme ce chef d’orchestre qui doit doser les diverses masses sonores qu’il a devant lui et les appréhender dans leur totalité. Au piano, on joue des harmonies, des contrepoints, des vastes accords (et cela est vrai dans la musique de Rachmaninov, ô combien ! ) Or, tout bon chef d’orchestre vous le dira : rien n’est plus disgracieux que des instrumentistes qui ne jouent pas parfaitement ensemble, qui se décalent ou ont un centième de seconde de retard. Au contraire, lorsque nous écoutons un grand orchestre conduit par un chef éminent, il semble que tous les instrumentistes jouent d’une seule et même voix.

De notre côté, nous pianistes, si nous développons cette écoute et cette exigence de l’ensemble parfait de toutes les notes que nous avons à jouer, cela améliore beaucoup notre technique au piano, en nous obligeant à certaines sensations et à un certain abord du clavier. Si au contraire cet ensemble fait défaut, cela risque d’entraver physiquement notre agilité. Voyons pourquoi…

Thomas Pesquet est l’un des seuls Français à avoir vécu dans la station spatiale en état d’apesanteur. L’histoire ne dit pas si on a déjà emporté un piano à queue et un pianiste dans l’espace pour y jouer le 3e concerto de Rachmaninov face aux étoiles ! C’est bien dommage car l’expérience serait instructive : en effet, au piano, du fait de la gravité terrestre, notre bras est lourd à porter devant nous, à soulever, et c’est évidemment une difficulté. La loi du plus petit effort fait que nos mains ont tendance à pencher vers l’extérieur (vers le petit doigt). Faites en l’expérience : posez vos mains devant vous sur le clavier sans intention particulière, et regardez comme elles se placent : elles inclinent nettement vers le 5e doigt.

photo n° 1

Doigts faibles

Par ailleurs, comme nous l’avons souligné dans Les règles du jeu n° 1 (Pianiste n° 136), dans notre vie quotidienne, nous utilisons très peu souvent nos doigts extérieurs de la main, nos 4e et 5e doigts ; ils sont peu sensibles et peu mobiles par essence. Chez les débutants, le peu de sensations et de conscience dont bénéficient ces doigts faibles, leur inertie, fait complètement s’écrouler leur main vers l’extérieur. Leur métacarpe est mou à leur jointure du 3e, du 4e et du 5e doigt. De même, leur pouce a tendance à s’écarter du clavier, à s’en éloigner.

photos nos 2 et 3

Pour toutes ces raisons, lorsque nous avons plusieurs notes à jouer dans une même main ou des accords, la plupart du temps, elles ne sont pas jouées ensemble. Le doigt qui est à l’extérieur de la main a tendance à jouer un peu trop tôt et le pouce aura tendance à jouer un peu en retard. Les notes n’étant pas émises en même temps, cela bloque complètement le déroulement fluide et linéaire de la musique, et aussi l’aisance technique. Bref, on devient vite mal à l’aise.

Jouer les notes ensemble

Comment corriger cela, et quelles règles de piano pouvons-nous déduire de ces remarques ?

Dans notre entraînement quotidien, il faut toujours s’écouter très soigneusement et se corriger immédiatement, dès qu’il y a le moindre décalage entre les notes d’une même main. Si des tierces, des sixtes, des octaves, ou les notes d’un accord ne sont pas jouées parfaitement ensemble, il faut tout de suite réparer, corriger.

On y parvient grâce à une minuscule attaque verticale pour émettre ces notes, avec un peu de perpendicularité par rapport aux touches – et cela même si la mélodie nous entraîne à nuancer les phrases (donc nous pousse à l’horizontalité). C’est aussi une affaire d’écoute de chaque partie musicale : il faut pouvoir chanter le son de chaque note, même celles des voix intérieures, afin de les suivre à l’oreille.

Voici un exemple dans le 2e mouvement du Concerto italien de Bach. Ici, si nous veillons à l’ensemble rigoureux de ces tierces d’accompagnement, ce chant sublime se déploiera de façon parfaitement naturelle au-dessus. Ce qui est difficile ici, c’est l’alliance entre la belle linéarité du chant, et, en même temps, la verticalité nécessaire dans les doubles notes d’accompagnement.

Déplacements

Enfin, il est une autre raison purement technique pour toujours s’efforcer de jouer nos notes très ensemble : au piano, nous devons constamment nous déplacer latéralement sur le clavier, parfois même très vite (vers le grave, vers l’aigu, vers la droite, vers la gauche). Or, c’est tout l’ensemble du bras qui doit se déplacer et non pas seulement la main.

Si nous laissons nos mains s’écrouler vers le petit doigt et le pouce s’écarter du clavier, nous ne pouvons pas évaluer ces déplacements avec l’ensemble du bras, car celui-ci se déplacera non plus parallèlement au clavier, mais selon un demi-cercle.

Il est essentiel d’entraîner notre bras, petit à petit, à évaluer les distances latéralement, et c’est impossible si la main s’écoule, si le pouce s’écarte du clavier et surtout, si toutes les notes ne sont pas jouées ensemble !

photo n° 4

Pour résumer

Quand on s’entraîne au quotidien, si on veut acquérir la beauté harmonique de notre jeu, obtenir des empreintes dans la main, développer progressivement l’agilité des déplacements du bras sur le clavier, il faut :

1 s’écouter pour que les notes d’une même main soient toujours jouées bien ensemble

2 adopter une minuscule attaque verticale, perpendiculaire par rapport aux touches, juste au moment de jouer ces doubles notes ou accords

3 empêcher la main de trop pencher vers l’extérieur
et ménager un peu de hauteur sous sa partie extérieure
(5e, 4e ou 3e doigts)

4 empêcher le pouce de trop s’éloigner du clavier. Le bout du pouce doit demeurer au plus près des touches

5 enfin, sachons que lorsque l’on s’écoute ainsi, que l’on se surveille pour jouer toutes les doubles notes très ensemble, on développe également dans le même temps la capacité de notre bras à évaluer les déplacements sur le clavier.

Ce conseil technique concerne particulièrement l’interprétation des œuvres de Rachmaninov, dans laquelle la plastique de la masse sonore harmonique est un élément essentiel.