Au-delà du travail proprement musical sur la partition, la maîtrise des fondamentaux de la technique du piano permet de jouer avec savoir- faire et plaisir. Dans ce nouveau numéro, notre professeur vous explique une notion-clé pour développer votre pratique.

Un principe se trouve incontestablement à la base de toute vraie technique de piano : il s’agit du legato. Celui-ci constituait l’un des fondements de l’art pianistique de Chopin. Une de ses élèves, Friederike Streicher, a rapporté : « Il se donnait une peine infinie pour inculquer à l’élève ce jeu lié. » Et d’autres élèves ont raconté : « Pour Chopin “Il ne sait pas lier deux notes” était le superlatif du blâme. »1

Toucher et phrasé

Il faut savoir que le legato au piano procède d’une cause purement mécanique et bien concrète, mais aussi, dans une certaine mesure, d’une cause musicale à travers le phrasé.

Le legato est d’abord une question matérielle et, pour le sentir, il est très utile de réfléchir à la façon dont il est produit par le fonctionnement des touches, des étouffoirs et des cordes. Si on a bien compris comment les choses fonctionnent mécaniquement, si on les visualise une fois pour toutes, alors on pourra ensuite beaucoup mieux réaliser le legato sans plus penser à tout cela, nous aurons intégré cette façon de toucher le piano pour jouer lié.

Mais le legato n’est pas seulement une affaire mécanique, car on a un bien meilleur effet si on chante la phrase, si on la nuance en imaginant sa belle courbe sonore. Pour jouer legato, il faut chanter avec les doigts, selon la formule célèbre de Chopin, qui doit être désormais devenue familière aux lecteurs de Pianiste, tant nous insistons sans cesse sur ce point. Le second aspect du legato se rapporte donc au phrasé. C’est une vaste question qui fera l’objet d’un prochain chapitre dans ces pages.

Résonance et continuité

Nous allons cette fois-ci d’abord nous concentrer sur l’aspect mécanique du legato. Son principe consiste à maintenir une touche abaissée jusqu’en bas, et à ne pas la laisser remonter jusqu’à ce qu’un autre doigt ne soit parvenu dans la note suivante et l’ait enfoncée. Pourquoi ? Dès que notre doigt remonte, l’étouffoir retombe sur la corde, et le petit feutre vient alors interrompre le son. Donc, pour qu’un son se prolonge jusqu’au son suivant et nous permette d’imiter la belle continuité d’une voix humaine, il est essentiel de garder la touche en bas jusqu’à la prochaine touche. L’étouffoir ne doit pas retomber sur les cordes du premier son, avant que le son suivant ne commence lui-même à résonner. Prenons un exemple très simple sur deux notes, la et si, pour jouer très legato leur succession.

D’abord, jouez le la (ici, avec le pouce). Sentez bien que votre pouce, qui joue sur sa tranche, est allé jusqu’à la table du jeu (on ne peut pas aller plus loin.) Nul besoin d’appuyer fort. Il faut juste que la touche soit en bout de course. Développez cette sensation très simple de la touche en bout de course. Cultiver nos sensations sous les doigts, c’est la base du piano. photo n° 1

Puis, jouez le si avec votre deuxième doigt. Cependant, pendant une fraction de seconde, gardez encore votre doigt du pouce dans la note la, tout en jouant votre deuxième doigt dans la touche du si. Vos deux doigts sont enfoncés. Sentez-les, ainsi que l’espace qui les relie. photo n° 2

Les deux étouffoirs, celui du la et celui du si, sont alors tous les deux relevés, et c’est

pourquoi ces deux sons peuvent résonner ensemble un instant, ils se fondent l’un dans l’autre.
Telle est, mécaniquement, la source du jeu legato. C’est une question de résonance de la première note, qui se poursuit encore quand on attaque la suivante.

Enfin, troisième étape, vous pouvez ôter votre pouce de la touche de la note la. Vous ne sentez plus alors que le si sous votre deuxième doigt. Notez que, sur cette troisième image, le doigt précédent, le pouce, ne reste pas collé vers le bas, mais il revient à sa place un peu suspendu au-dessus des touches, ce qui nous fait travailler l’indépendance des doigts. photo n° 3

Exercez-vous, très soigneusement et ultra lentement, à ressentir ce toucher legato qui relie les notes les unes aux autres car il est non seulement à la base de la technique de rapidité des doigts et d’un beau phrasé, mais aussi à la base de la mémoire musicale par le toucher. En effet, les doigts ne retiennent jamais des notes que l’on frapperait isolément. Ils ne peuvent intégrer que des intervalles entre les notes, des espaces entre les notes. Or, seul le vrai toucher legato par les doigts (sans intervention de la pédale) permet de faire venir cette mémoire. C’est d’ailleurs pourquoi il est souvent utile de s’exercer legato dans un passage que nous devrons, in fine, jouer staccato.

1. Cité in Chopin vu par ses élèves, Jean-Jacques Eigeldinger, Fayard, 2006