Lors de l’étude à la maison, prenez l’habitude de relever les doigts qui ne jouent pas. Cet exercice permet d’assimiler les intervalles ainsi que les empreintes des accords et développe la capacité à conduire plusieurs voix dans une même main.
L’agilité selon Chopin
Qui peut contester que nous sommes fascinés par la rapidité des doigts d’un pianiste ? Nous admirons leur agilité, leur facilité à exécuter plusieurs choses à la fois, nous sommes éblouis par ces gammes et ces traits ultra rapides qu’un virtuose est capable d’égrener à toute vitesse comme des colliers de perles. Or, cette agilité des doigts ne vient pas seulement d’un entraînement musculaire, mais plutôt d’une capacité de nos doigts à répondre de façon ultra rapide aux impulsions musicales données par notre pensée et de ce que l’on appelle l’indépendance des doigts. Chopin, dès la première leçon, dirigeait l’attention de son élève vers cet aspect du jeu. Il recommandait de laisser tomber les doigts librement et légèrement, et de tenir la main comme suspendue en l’air. Il parlait aussi de doigts déliés. Cette indépendance s’entraîne patiemment et jour après jour. Ajoutons qu’il s’agit aussi d’une capacité mentale car elle dépend de notre indépendance d’écoute de plusieurs voix. Encore une fois, dans la technique du piano, le physique et l’esprit – l’oreille – sont intimement liés.
Travail préparatoire
La plupart des débutants au piano ont un terrible défaut : lorsqu’ils apprennent un nouveau morceau, ils laissent mollement traîner sur le clavier leurs doigts inoccupés, ceux qui ne doivent pas jouer de notes. Au lieu de ne laisser en contact avec le clavier que les doigts qui doivent jouer, ils laissent tomber tous leurs doigts à plat sur les touches, de manière indifférenciée.
Or, cela est fatal car, dans ce cas, notre représentation mentale ne se développe pas. Notre pensée et nos sensations ne font pas la différence entre les doigts qui doivent jouer et les autres, ceux qui n’en jouent pas. Bref, notre cerveau perçoit notre main comme une moufle. Peut-on jouer du piano avec une moufle ?
➜ Photo n° 1 : mauvaise habitude, tous les doigts touchent le clavier


Au contraire, si l’on veut apprendre un morceau le plus rapidement possible, il faut développer toutes les mémoires à la fois : la mémoire auditive – celle du nom des notes, de la structure de l’œuvre– mais également la mémoire physique, celle des doigtés, des intervalles et des empreintes dans la main.
Or, cette mémoire ne peut pas se construire si tous les doigts tombent mollement sur le clavier, tous liés.
Pour assimiler une œuvre, il est donc indispensable de relever les doigts qui ne jouent pas, de ne pas toucher le clavier avec ces doigts inoccupés, et de ne descendre dans les touches que les doigts qui jouent.
C’est cette différence qui ancre l’empreinte physique des notes dans notre main.
➜ Photo n° 2 : les doigts qui ne jouent pas sont relevés au-dessus des touches
Notons que cette façon de relever les doigts fait travailler les petits muscles tenseurs qui se trouvent sous le métacarpe.
➜ Photo n° 3 : les muscles sous la main
C’est probablement mû par cette logique de développer l’indépendance des doigts qu’Alfred Cortot, dans ses Principes rationnels de la technique pianistique (éditions Salabert), préconisait des « exercices de tenues de notes ». Ils consistent à tenir certaines notes au fond du clavier sans les ôter, tout en jouant d’autres notes avec d’autres doigts… Bon courage !
Par ailleurs, comme nous le disions, cette indépendance des doigts est aussi une affaire d’indépendance d’écoute. Ce qui est difficile, c’est justement d’apprendre à suivre musicalement plusieurs voix à la fois. Or, cela précisément, un exercice n’y aide pas du tout. Mais jouer un certain type d’œuvre vous fera progresser.
Jouer des fugues de Bach

Ainsi Chopin avait-il une manière bien à lui de développer l’indépendance de ses propres doigts. On sait que, lorsqu’il devait donner un concert, il s’enfermait pendant plusieurs jours et ne jouait que des fugues du Clavier bien tempéré de Bach. En effet, ces morceaux développent cette indépendance d’écoute et donc la parfaite maîtrise des doigts, car il faut sans cesse tenir une voix avec certains doigts, tout en jouant une autre voix par-dessus, indépendante. Doigts et écoute sont donc intimement liés, et si on relève les doigts inoccupés, on ajoute au travail d’écoute cette capacité physique, qui est si importante pour la mémoire et l’agilité.
Une fois que l’on sait le morceau, il est inutile de continuer à relever les doigts. Lorsque votre cerveau et votre pensée ont été ainsi entraînés, au moment même où l’on joue, il devient inutile de trop relever les doigts – sauf si nous cherchons à obtenir un effet particulier, par exemple une diction ultra précise comme dans la musique des clavecinistes ou certaines pièces de Mozart. Il est certain que lorsque l’on joue des passages de Brahms ou de Liszt, il faut plutôt user d’un jeu de « tout près » avec le gras du doigt. Mais le travail préalable de relevé des doigts aura gravé une fois pour toutes les intervalles et les empreintes dans vos sensations.