Pour ce numéro, notre professeur reprend des principes extraits du « Traité du mécanisme au piano » rédigé vers 1850 par Thomas Tellefsen, l’un des élèves favoris de Chopin. Une méthode toujours vivante pour acquérir les bons réflexes.

Thomas Dyke Acland Tellefsen était un pianiste norvégien, né en 1823, mort en 1874. Concertiste professionnel, il fut l’un des élèves préférés de Chopin à partir de décembre 1844. Jusqu’en 1848, il reçut de son maître trois leçons hebdomadaires. Ce fut au point que Chopin lui confia l’achèvement de son projet de méthode de piano, dont il n’avait pu rédiger lui-même que quelques feuillets. On lira avec délectation l’ensemble de ce « Traité du mécanisme au piano » qui figure en annexe dans l’ouvrage de Jean-Jacques Eigeldinger, Chopin. Esquisses pour une méthode de piano (Flammarion, 1993).

De la manière de s’asseoir au piano

« Il faut s’asseoir en face au milieu du clavier. Le siège doit être placé à une distance telle du piano que les coudes puissent passer devant le corps sans être gênés, la main droite atteignant le grave et la main gauche l’aigu avec facilité. »

De fait, tout professeur est frappé par le peu de soin avec lequel beaucoup d’élèves s’asseyent au piano. Si, dans un morceau, le pianiste rencontre un passage dans lequel les mains se croisent beaucoup (comme, par exemple, dans la Variation n° 4 et le Trio de la Sonate K. 331 de Mozart, ou le Sospiro de Liszt) et que son corps est trop loin du clavier, il n’aura pas le temps de corriger sa posture et il sera trop tard pour y penser. L’inconfort serait certain !

Crédit illustration : Éric Héliot

« Les pieds doivent être appuyés, les talons sur le plancher et les extrémités sur les deux pédales… » Cette stabilité du corps est un point technique plus important qu’il n’y paraît : si nous rencontrons une gamme ou un arpège qui monte très haut dans l’aigu mais que nos pieds sont trop rapprochés l’un de l’autre (ou ont une mauvaise assise sur le sol), notre buste sera très instable sur le tabouret. Lorsqu’un trait difficile monte haut dans l’aigu, il est donc bon d’utiliser notre jambe opposée (jambe gauche) comme un contrepoids pour assurer la stabilité du buste. Faites-en l’expérience avec ce fameux arpège de mi majeur, contenu dans la Valse en la mineur de Chopin (voir échauffement page suivante).

De la position des doigts sur le clavier

« Comme les muscles de la main servent de levier et comme la loi physique dit que tout levier frappe avec plus de force en raison de sa ligne droite, il s’ensuit que, depuis le coude jusqu’au bout des doigts, la main doit avoir sur le clavier la position qui conserve aux muscles leur ligne droite. La plus légère déviation aura pour résultat de gêner le libre mouvement et par conséquent de donner de la raideur à la main. La position qui conserve aux muscles la ligne droite et qui laisse les doigts agir librement peut être précisée de cette façon : touchez du 5e doigt toujours immédiatement en dessous de la touche noire et touchez du pouce au bord de la touche blanche. »

Cette remarque de Tellefsen est importante mais elle appelle explication : elle signifie que les doigts ont plus de liberté et de force lorsque la main prolonge l’avant-bras sans tourner à droite ni à gauche (par exemple, lorsque le 2e doigt tendu se trouve dans la continuité de l’avant-bras.) Mais cela ne veut pas dire que l’on doive se bloquer dans cette position. Au contraire, la souplesse latérale du poignet (dont nous parlons souvent à travers ces lignes) et sa disponibilité, sont indispensables pour phraser, dessiner la mélodie avec sa courbe et ses méandres. Tellefsen, comme Chopin, vise ici seulement à bannir toute position forcée ou artificielle de la main. Le naturel dans la technique tout autant que dans l’interprétation est d’ailleurs l’un des grands idéaux de Chopin.

Du point d’appui de la main

« La main doit trouver son point d’appui sur le clavier comme les pieds le trouvent sur le sol en marchant. Depuis l’attache de l’épaule, le bras doit pendre avec une souplesse parfaite et les doigts viennent sur le clavier trouver le point d’appui qui soutient tout. C’est du poids qui résulte de la pesanteur du bras et de la main réunis que dépendent la beauté du son et son volume. »

D’une certaine manière, on peut dire que rien n’est plus important à comprendre que cela pour bien jouer du piano : il faut jouer avec le poids, jamais en frappant du doigt, ni en « giflant » les touches.

La démarche est la suivante : le pianiste doit d’abord imaginer la façon dont il veut faire sonner telle phrase musicale avec ses nuances et sa beauté. C’est la première étape : la représentation mentale, par l’audition intérieure, le chant. Mais ensuite, il faut rendre réelle, audible et concrète cette image sonore. Or, à ce stade, rien n’est pire que de frapper du doigt. Le poids doit être transféré d’une note à l’autre, legato, grâce à l’appui de la main.

Tellefsen poursuit : « Chaque personne a en marchant son pas, plus lourd, plus léger ou, si vous voulez, plus sonore ou plus maigre selon le poids du corps que soutiennent les pieds. Eh bien ! Les doigts sur le clavier jouent le rôle des pieds sur le sol. Vous n’augmentez ou diminuez ce son qu’en fonction directe des passions que vous voulez exprimer. » Donc, bien sûr, ce poids doit sans cesse varier afin de nuancer la musique. Tellefsen a terminé son traité vers 1850, mais c’est Ludwig Deppe (1828-1890) qui a théorisé cette notion du poids du bras dans le jeu.

Quant au pianiste Claudio Arrau, il affirma que cette utilisation du poids constituait la base de sa technique : « Je recommande le son que l’on peut produire sans frapper le piano. Sans marteler, ce qui est laid. Cela implique que le corps reste détendu et que l’on utilise le poids du haut du corps tout entier. »

Du mouvement de la main

« Une vieille règle dit qu’il faut faire le moins de mouvements possible, elle est excellente, mais, comme toutes les règles, trop absolue. Cette immobilité que l’on recommande à l’élève dans les commencements équivaut le plus souvent à de la raideur (…) Dans les gammes en montant, une fois le 2e doigt posé, la main ne doit plus bouger mais les doigts s’écouler sans le moindre mouvement de main. En descendant, une fois le 5e et le 4e doigt posés, la main ne doit plus faire de mouvements. Dans les arpèges, c’est la même chose, et en étudiant, on fera bien de laisser les doigts qui arrêtent le mouvement sur les touches. »

Donc, rien ne doit être figé dans la technique. En revanche, il faut supprimer le mouvement superflu, se concentrer sur le seul mouvement qui est utile. On peut dire que cela doit être une philosophie de vie pour le pianiste : ne garder que l’essentiel, supprimer l’apparence, l’inutile, le factice. Avoir une bonne technique, c’est aussi faire face à la réalité de nous-même, sans artifice.

De l’usage mesuré des exercices

Voyons enfin les exercices. Que dit Tellefsen à cet égard ? « Le plus sérieux obstacle que rencontre le développement musical est sans contredit l’usage abrutissant des exercices de toute espèce, accumulés sans principe, sans méthode et sans raison d’être… »

À l’époque de Tellefsen, on pratiquait des torrents d’exercices. De manière à peine voilée, il fait même allusion à Liszt, qui commença ainsi sa carrière. Alors, avis aux amateurs, aux passionnés de la méthode Hanon : ne doit-on pas faire confiance à cet élève chéri de Chopin, à ce pianiste concertiste professionnel héritier de la tradition du compositeur polonais…?