Les doigts du pianiste sont à la base de la technique de l’instrument. Oui, mais comment et pourquoi ? Notre professeur vous explique – avec doigté ! – le rôle de vos précieux appendices et la manière de les utiliser afin d’améliorer votre jeu.
Commençons par une évidence : c’est avec nos doigts que nous jouons du piano ! Certes, ce n’est pas seulement avec les doigts que se développe une technique complète : nous jouons aussi avec nos mains, notre avant-bras, le haut de notre bras, voire le corps entier. Et aussi bien sûr avec notre esprit, notre intelligence, notre sensibilité.
Mais, fixons-nous aujourd’hui provisoirement sur l’outil doigts. Il paraît que Marguerite Long s’époumonait auprès de ses élèves et criait sans cesse d’une voix suraiguë : « Des doigts, des doigts, des doigts !!! … » Merci, chère Marguerite, pour ce conseil ! Le pianiste Edwin Fischer disait quant à lui : « Pianistiquement, nous sommes entièrement au bout de nos doigts. » Et Yves Nat pensait, dit-on, la même chose.
L’outil doigts au service de la musique…
Loin de moi l’idée de hurler comme Marguerite Long (qui fut pour sa part victime de la colère de Ravel alors qu’ils partaient ensemble en tournée, et que la pauvre Marguerite avait oublié les billets de train…), j’affirme cependant que le contrôle de la tension ou de la détente des doigts, de leur résistance à la jointure du métacarpe, est l’un des outils techniques les plus importants. Si un pianiste veut faire des progrès, il doit absolument nuancer son jeu.
Or, c’est notamment en maîtrisant ce mécanisme de la tension ou de la relaxation de ses doigts qu’il peut y parvenir. Chopin enseignait que c’est l’envie de nuancer chaque note, chaque phrase musicale, qui permet de développer l’agilité des doigts. Cette idée est à la base de la technique moderne du piano.
Tension ou relaxation, il faut choisir
Les doigts sont notre point de contact entre notre pensée et la réalité du son.
Première expérience : jouez une note avec un doigt quelconque, par exemple, un ré avec votre deuxième doigt. Tombez dans cette note. Si vous résistez avec ce deuxième doigt depuis le métacarpe ; si vous le tendez comme pour désigner une table, une chaise ou la Lune, la note va sonner. Mais si, au contraire, vous laissez votre doigt tout mou, il n’y aura aucun son. Votre main s’affaissera sur le clavier comme un plat de pâtes, et la note ne sera pas émise. Donc, souvenez-vous : plus un doigt résiste à l’endroit du métacarpe, plus la note sonne; plus il est relâché, moins il y a de son.
Comprendre cela est d’une grande conséquence. En effet, si vous voulez diminuer une fin de phrase au piano (on diminue la plupart du temps les phrases dans le langage quand le souffle vient à manquer), mais si en même temps vous avez les doigts raides parce que vous jouez devant quelqu’un et êtes tétanisé par le trac, alors cela ne diminuera pas ! Vous multiplierez ce que l’on nomme des faux accents. Votre jeu sera parsemé d’erreurs et de fausses notes. Bien sûr, vous vous en rendrez parfaitement compte et vous risquez alors d’être très mal à l’aise.
Tout cela proviendra de votre trac, mais aussi d’un manque de maîtrise technique, d’une méconnaissance de la façon dont on produit le son. Il faut donc apprendre consciemment à tendre ou à relaxer ses doigts afin de pouvoir nuancer chaque son comme l’on veut.
Maîtriser les nuances pour réduire le trac
Attardons-nous un instant sur la peur. Souvent, en jouant du piano, nous avons peur du trou de mémoire, de la fausse note, peur de ne pas être admirés ou de ne pas briller suffisamment. Cela engendre des tensions. Les doigts se raidissent sous l’effet de la peur. C’est alors un cercle vicieux : plus ce que nous entendons de notre propre jeu est insatisfaisant pour l’oreille, plus la raideur s’installe et plus les fautes se multiplient. Bref, tout va de mal en pis…
Heureusement, on peut réduire beaucoup le trac par la maîtrise technique. Plus vous aurez planifié à l’avance toutes vos nuances, de la plus grande à la plus subtile, plus vous contrôlerez la tension ou la relaxation de vos doigts pour chaque note, moins vous aurez peur. Car vous aurez prévu musicalement mais aussi physiquement ce qui doit se passer durant votre interprétation. Vous ne serez plus le jouet du hasard. Ce cercle vicieux de la peur deviendra vertueux. En nuançant comme il faut, vous entendrez que vous jouez bien, cela vous donnera confiance, vous jouerez de mieux en mieux.
En somme, il faut absolument réfléchir à la façon dont vous voulez nuancer chaque note, chaque courbe musicale, et exécuter ces nuances grâce à la tension ou à la relaxation de vos doigts. Il est nécessaire de se concentrer sur cet aspect à chaque fois que vous jouez le morceau (et non pas une fois par hasard!). Car c’est ainsi que se développe la vraie mémoire des doigts, celle qui est fiable et sur laquelle vous pouvez compter. La mémoire des doigts vous indique la manière de nuancer chaque note avec les doigts…
Sans dosage du poids, pas de phrase mélodique
Dans le précédent numéro de Pianiste, nous avons consacré la leçon au dosage du poids. Nous disions que deux sons joués l’un après l’autre (dans une phrase mélodique) ne devraient jamais avoir exactement le même poids sonore. Et nous citions le grand Claudio Arrau : « Il ne faut jamais jouer deux notes avec la même force. C’est le seul moyen d’imiter la voix humaine. »3 Ce conseil est d’or. Ne l’oubliez jamais.
Ce poids doit se transmettre dans le clavier à travers les doigts. Or, nous avons vu qu’il ne peut pas se reporter dans les touches si le doigt est mou. Schématiquement, plus le doigt est tendu, plus cela joue fort ; plus il est relaxé, plus le son est diminué. Tout l’art consiste donc à nuancer chaque phrase musicale en jouant sur cette tension de chaque doigt et ce transfert du poids. Appliquons ces conseils sur un exemple concret : le thème principal de la Sonate en Si Majeur, K. 333, de Mozart (ci-dessus et ci-contre).
Construire les plans sonores avec ses mains
Voyons maintenant la tension des doigts pour le dosage des sons verticalement, c’est-à-dire pour réaliser des plans sonores. Rappelons cette phrase du génial Dinu Lipatti : alors qu’on lui demandait ce qui était le plus important dans la technique du piano, il soulignait « l’immense possibilité obtenue à travers l’indépendance de différentes attaques et de différents touchers dans une même main, ce qui permet de produire différents timbres »4.
Or, cette variété de timbres dans une même main ne peut s’obtenir que par le poids et par le dosage de la tension des doigts. Bien souvent, il faut faire sonner davantage la partie aiguë de la main droite car c’est elle qui détient le chant. En même temps, atténuer la partie accompagnante, interne de la main. Cela s’obtient en résistant avec les doigts extérieurs (cinquième, quatrième ou troisième doigts), et en relaxant volontairement les doigts intérieurs : pouce et deuxième doigt.
Autrement dit, il faut partager notre main en deux. Ce n’est pas du tout facile, bien sûr ! Cela demande soin et concentration. Mais
qui a dit que jouer du piano était facile ? Écoutez-vous jouer et soyez à l’écoute de vos sensations. Apprenez à doser la tension ou la relaxation de vos doigts afin de dessiner les phrases avec leurs appuis, leurs points culminants, leurs notes diminuées. De même, sachez doser les plans sonores (parfois plusieurs dans une seule main, comme disait Lipatti) grâce à la tension des doigts.
Alors, il n’y a aucun doute, si vous travaillez cet aspect de votre jeu, vous ferez d’immenses progrès !
1. Yves Nat (1890-1956), immense pianiste
beethovénien, est l’auteur de quelques formules
impérissables. Celle-ci, par exemple : à un élève
qui prétendait que la Sonate n°23 de Beethoven
l’ennuyait, il aurait dit : « Vous vous trompez, jeune
homme, ce n’est pas l’« Appassionata » qui vous
ennuie, c’est vous qui l’ennuyez…» Yves Nat disait
aussi en riant : « L’“Appassionata” est un chef-d’œuf… »
J’ai entendu personnellement Pierre Sancan nous
raconter ces histoires, lui qui avait étudié avec ce
grand interprète.
2. Raconté dans le livre Ravel, de Jean Echenoz,
Éditions de Minuit, Paris, 2006. Un chef-d’œuvre!
3. Joseph Horowitz, Arrau parle, éd. Gallimard,
Paris, 1985.
4. Dragos Tanasescu & Grigore Bargauanu, Lipatti,
préface de Yehudi Menuhin, éd. Kahn & Averil,
Londres 2008.