Il fallait bien un guide de très haut vol pour gravir ce sommet du répertoire du Maître de Bonn. C’est pourquoi nous avons demandé à la grande pianiste française de vous apporter tout son savoir pour l’aborder.
Beethoven, Sonate op. 109, Prestissimo
☞ NIVEAU SUPÉRIEUR / CD PLAGE 12
Enseigner, c’est apprendre
J’ai vécu la pédagogie sous diverses formes, en divers lieux, trois ans au conservatoire de Nice dans une lointaine jeunesse, un an au CNSMDP, masterclasses régulières annuelles ou occasionnelles, cours privés, etc. Mais « le temps ne fait rien à l’affaire ! » et je le mesure en joie bien davantage. Enseigner, c’est apprendre. Et j’adore apprendre… Les musiciens ont la chance de vivre la beauté au quotidien, mais leur travail (surtout celui des pianistes !) est en grande partie solitaire. Le partage de la musique dans la pédagogie offre des rencontres merveilleusement gratifiantes, humainement, artistiquement, car elle précise les recherches de chacun.
Il n’y a pas de certitude dans l’enseignement musical, mais s’entendre exprimer à voix haute ses convictions aide à discerner ses propres priorités, et à les remettre en question. École d’humilité… bonheur de cette solidarité à travers les œuvres qu’on aime, émerveillement de voir qu’en 2022, malgré bruit et fureur médiatiques, réseaux sociaux, écrans, des jeunes savent que la musique peut nous aider à grandir.
Conseils liminaires
Sonate op. 109, Prestissimo de Beethoven par Anne Queffélec
La masterclasse
Pour Brendel, Schubert progresse avec la mystérieuse assurance d’un somnambule au-dessus des abîmes harmoniques tandis que Beethoven compose comme un architecte. Il faut avoir claire à l’esprit sa construction quand on aborde une œuvre de Beethoven. Mais c’est le sentiment qui doit en rester l’alpha et l’oméga. Quand il enseignait, témoigne son élève Ferdinand Ries : « Si l’expression, les crescendos, le caractère, etc. laissaient à désirer, il se mettait en colère, parce que c’était un manque de connaissances, de sensibilité ou d’attention. »
La Sonate op.109, première de la trilogie finale des 32 sonates, est la plus courte et la plus intime de ces trois chefs-d’œuvre si différents.
Un Prestissimo explosif
Dans l’op. 109, le Prestissimo arrive après un premier mouvement qui m’évoque Schubert, poétique, aérien, très court, qui semble improvisé, et qu’on pourrait presque voir comme une introduzione. Il invite au rêve, la basse touche à peine terre. Elle flotte au-dessus du sol dans un rythme syncopé et suit les contours de la ligne mélodique L’accord ultime de ce premier mouvement ne tombe pas sur le temps fort mais sur le deuxième temps. Il se prolonge en douceur par un point d’orgue avec une pédale demandée tenue par Beethoven jusqu’à l’entrée par effraction ff du deuxième mouvement.
Il ne veut pas qu’on respire avant le choc de l’attaque par surprise du Prestissimo, mi mineur s’imposant violemment après mi majeur, contraste saisissant. Aux lignes courbes, ondulées du premier mouvement Vivace ma non troppo succèdent les lignes brisées, anguleuses, hachées du deuxième. C’est à Schumann que je penserais dans ce mouvement, de par son caractère explosif, parfois martial. Une impétuosité farouche s’affirme d’entrée de jeu dans ce qui suggère un Scherzo, sans l’être puisque le trio central manque. Il s’agit ici de la forme sonate.
➜ La première phrase (mes. de 1 à 9) superpose les 2 thèmes, celui de la basse demandé ben marcato par Beethoven, rappel à la fois rythmique et thématique de la gamme descendante initiale de mi à mi du premier mouvement. L’idée thématique de base se poursuit donc dans le Prestissimo. L’unité est pensée dès le départ de l’œuvre, comme souvent chez Beethoven. Un antagonisme frappant apparaît entre la mélodie et la basse qui martèle, obsessionnellement, quinze fois de suite la note de si, sur une pédale de dominante (mes. 9 à 24), s’agrippant littéralement au sol.
De rares accalmies
La passion traverse tout ce mouvement, à l’exception de rares moments où la tension se relâche : au poco espressivo en si mineur (mes. 29), puis au moment espressivo (mes. 120 à 124), dont la lumière d’ut majeur nous surprend ; un espoir serait-il permis ? L’espressivo beethovénien autorise un léger rubato. Attention, Beethoven n’écrit pas ritenuto, ni dolce ; le chant ici passe avant le rythme, le son doit parler. Ces quelques mesures humanisent la tension nerveuse qui court par ailleurs dans la révolte du Prestissimo.
À partir de la mesure 70, nous retrouvons en canon le thème d’entrée de la basse. Cette fois, la dominante (note si) est présente p en octaves brisées, ce qui l’allège. Jusqu’à la réexposition ff (mes. 105), nous restons dans la nuance p, puis pp. À la mesure 83, sul una corda amorce une perte d’énergie graduelle, sempre piu piano demande Beethoven. Les valeurs sont plus longues, noires et blanches pointées. De 96 à 105, le temps se ralentit (pas le tempo…!) par l’écriture. Les trois mesures précédant 105 suspendent l’action avant le retour sauvage de la réexposition. Ce passage central (mes. 70 à 105) du p au silence offre un moment sinon d’apaisement, du moins d’interrogation qu’il faut habiter en respectant rigoureusement la durée des valeurs.
➜ La réexposition (mes. 105) change de visage (mes. 112) avec cette fois une réponse à gauche en contrepoint renversable.
➜ À 24 puis 124, les unissons a tempo dans leur pulsation et leur tessiture plus grave introduisent une sorte de mystère. Le tournoiement des croches cesse. Leur énergie accumulée se redéploie ensuite en moteur quasi incessant, à gauche et à droite jusqu’à la fin du mouvement.
➜ Dans les toutes dernières mesures, de 158 à la 171, Beethoven affirme encore la dominante, quatre si, obsessionnels, qui ne nous lâchent pas à la basse comme en haut, en alternance. En conclusion, on retrouve de nouveau la gamme descendante à gauche, indiquée crescendo, tandis que les harmonies à droite montent en mouvement contraire. Écartèlement de celui qui veut pousser les murs…
Le cri final
Les derniers accords sont arrachés, comme un cri final. Ne surtout pas ralentir, ni prolonger le dernier accord. Beethoven demande de jouer staccatissimo. « Je prendrai mon destin à la gueule ! ».
➜ L’explosion d’énergie du Prestissimo de l’op. 109 se retrouve sous d’autres aspects dans l’op. 110 et l’op. 111. Elles sont chocs nécessaires. L’empoignade avec l’existence n’est pas un compromis. Beethoven lui-même a parlé de « la lutte entre les deux principes ». Quand il questionne, comme ce Shakespeare qu’il admirait tant : « to be or not to be ? », il finit toujours par répondre : « to be ! ». Il veut se surprendre lui-même autant que nous, hanté par le désir de chercher des chemins nouveaux. Il n’a cessé de se réinventer.
➜ Ce Prestissimo sera suivi d’un merveilleux finale en forme de thème et variations. Nouvelle surprise que l’entrée de cette prière totalement apaisée. Je pense à ce que disait Beethoven : « La musique est une révélation plus haute que toute sagesse et toute philosophie. »
Les difficultés à souligner
✔ Les phrasés : l’alternance staccato/ legato, indiquée très précisément, successivement deux mesures staccato puis deux mesures legato (mes. 9 à 25, puis de 33 à 43, 132 à 138), demande une articulation différente.
✔ Le tempo : on l’entend parfois échevelé, galop fou. Ou au contraire, à cause du ben marcato à la basse, ancré dans une pulsation rythmique inébranlable.
Ne pas oublier que 6/8 est mesure binaire, donc plutôt penser la pulsation à la noire pointée pour garder le caractère frénétique – selon moi, comme dans Scarbo de Ravel : si on pense la battue à la croche, elle est plus rapide et l’effet plus diabolique. J’ai noté pour moi 152 à la noire pointée, plus rapide qu’allegro, mais qui sait si je le respecte ?! Il faut aussi être conscient des carrures de ce Prestissimo.
✔ Le caractère : se mobiliser subitement après l’abandon et la souplesse du mouvement précédent. Là, il faut s’ancrer dans le sol. Les éléments sont présents : la terre, le feu après l’air.
✔ Les doigtés : ce mouvement n’est vraiment pas « pianistique ». Certains petits sauts ne se placent pas facilement sous les doigts, par ex. de 10 à 11, idem de 14 à 15, etc. L’éditeur propose deux doigtés, j’en ai un troisième. À chacun de trouver le moins maladroit selon sa main.
✔ La stabilité rythmique.
Pour résumer
La difficulté, c’est de jouer ce qui est écrit… ! Il y a moins d’options d’interprétation que pour le premier mouvement. Le caractère de ce Prestissimo est plus tranché.
➜ En résumé : obéissez au texte ! Tenez-vous-en à lui et Beethoven sera content. Comme il l’écrivait à ses amis du quatuor Schuppanzigh, sous forme d’un engagement d’honneur à signer : « Mes bons (meine Beste), chacun des quatre y mettra du sien et accomplira votre devoir ! » Ce n’est certes pas le plus simple… recherche sans fin !
Les versions de références
Je n’en ai pas vraiment… Il est bon d’en écouter plusieurs, y compris du même interprète qui peut changer son approche, selon l’inspiration du moment, ou son évolution. Ainsi dans différentes versions de Brendel, le tempo, donc le caractère, varie dans le Prestissimo. Il n’y a pas de vérité absolue en musique, seulement une infinité de justesses, ou de… faussetés ! Dans son abstraction éphémère, elle est plus solide qu’un tableau ou une sculpture. On ne peut pas l’enfermer dans un coffre-fort, insaisissable, invisible, libre, indestructible.