NIVEAU SUPÉRIEUR / CD PLAGE 1
Le grand pianiste franco-libanais connaît Chopin sur le bout des doigts et du cœur. Il a enregistré en 2001 une intégrale de ses œuvres pour piano seul et a sorti en mars un disque consacré à ses scherzos et ballades. Il nous fait partager son admiration pour le compositeur polonais à travers l’analyse de trois morceaux qui coulent « comme de l’eau ».
Un an avant sa mort, Chopin se trouvait en Ecosse pour une série de concerts organisés par son élève Jane Stirling. Dans une lettre adressée à son ami Albert Grzymala, il évoque ironiquement les réactions des « ladies » à l’écoute de son jeu : « Toutes leurs appréciations se terminent par “leik water”, c’est-à-dire “votre musique coule comme de l’eau”. Je n’ai pas encore joué pour une Anglaise sans l’entendre dire “leik water”. »
L’art de Chopin est très complexe ; l’eau ne peut à elle seule évoquer son génie. Mais celui-ci en a la clarté, la limpidité, la fluidité et le mystère. Il est très probable que le musicien ait joué lors de sa tournée en Grande-Bretagne ce grand chef-d’œuvre parmi ses ultimes compositions ; si l’on excepte les nocturnes, aucune autre de ses œuvres – au plus grand désespoir de ses éditeurs – ne porte un titre évocateur de la nature.
La masterclasse
Barcarolle, de Chopin, par Abdel Rahman El Bach
C’est dire la force qui lie l’inspiration de cette musique au balancement de la gondole, aux flots qui ondulent doucement, au rêve amoureux, et à la lumière scintillante et poétique de Venise, qu’il n’a jamais connue autrement qu’en imagination. La passion est l’une des caractéristiques de l’inspiration chopinienne. Mais la Barcarolle l’exprime de manière positive, lumineuse, heureuse. Quelles que soient les indications de dynamiques relatives à la puissance, notamment les fortissimi de la dernière partie, tout est constamment imprégné de douceur et de délicatesse, de légèreté, de modération : allegretto, un tempo sans nervosité, sans stretto – terme fréquent dans les partitions des plus jeunes années – qui permet de clarifier les glissements harmoniques en croches des riches accords.
Le contrepoint, qui s’est développé de plus en plus dans les dernières créations de Chopin, aussi savant que sensible, décuple le lyrisme de cette partition tant admirée par Maurice Ravel, un compositeur qui a magnifié l’élément aquatique, dans un tout autre style. Si l’ensemble de l’œuvre est somptueusement vêtu de tierces, de sixtes, d’octaves, et de toute forme de polyphonies, c’est au passage dépouillé, à la mesure 35, pp, poco più mosso, où ne subsiste qu’une simple ligne mélodique, à la saveur modale, au centre-cœur du piano, que l’émotion submerge notre âme. C’est l’une des caractéristiques du dernier Chopin : la plus forte des émotions est celle qui est énoncée avec pudeur et discrétion.
