Qui mieux que la créatrice du festival des Journées musicales Marcel Proust, à Cabourg, pouvait nous parler du lien entre l’auteur d’À la recherche du temps perdu et la musique ? Anne-Lise Gastaldi connaît l’œuvre proustienne sur le bout des doigts, tout comme les partitions de Fauré, Debussy ou Schumann, compositeurs de prédilection de l’écrivain. Démonstration.
Proust confia un jour que la musique courait comme un « fil d’or » à travers son œuvre. Vinteuil, le compositeur fictif d’À la recherche du temps perdu, révèle la littérature à elle-même : la vocation du narrateur est brusquement éclairée par la musique. Nul autre que Marcel Proust n’a mieux évoqué la transversalité des arts. Musique et littérature dialoguent en contrepoint avec la peinture, et les trois arts se conjuguent avec les métaphores dont Proust est le génie absolu pour nous mener vers cette phrase du Temps Retrouvé : « La vérité suprême de la vie est dans l’art. » Choisir ces quelques pièces a été cruel pour moi tant il y avait de possibles. Ma sensibilité me menait toujours vers un « ailleurs ». Mon choix s’est toutefois porté sur ces œuvres qui mettaient en résonance la musique et mon amour de la Recherche, livre de chevet depuis l’adolescence.
La Masterclasse
Dolly, de Fauré, par Anne-Lise Gastaldi et Madoka Okada
NIVEAU MOYEN / CD PLAGES 10, 11 & 12
La Berceuse de la suite Dolly op. 56 pour piano à 4 mains a été écrite pour l’anniversaire d’Hélène, surnommée « Dolly », la fille d’Emma Bardac. Proust, admirateur de Fauré, lui écrivit : « Je n’adore pas seulement votre musique, j’en ai été, j’en suis encore amoureux. » La berceuse évoque l’enfance et le sommeil, thèmes proustiens par excellence : dans A la recherche du temps perdu, l’enfant guide l’écrivain dans la lecture de soi, et le sommeil est un moment essentiel où l’imaginaire se déploie. Le texte sur Albertine endormie, dont la respiration est « douce comme un zéphyr marin, féerique comme ce clair de lune qu’était son sommeil », est bouleversant. On retrouve cette douceur dans la Berceuse de Fauré.
Ici, la partie seconda, nettement plus difficile que celle de prima, installe un balancement à deux temps, pianissimo. La principale difficulté des pièces de Dolly réside dans l’équilibre sonore entre les deux pianistes : celui qui joue « en bas » a une partie beaucoup plus chargée, une harmonie riche dans la tessiture où l’instrument sonne davantage du fait des cordes graves, alors que le pianiste qui joue « en haut » a une mélodie dépouillée, à l’unisson la plupart du temps.
La démarche va être essentiellement celle de l’écoute. Jamais le grave ne devra avoir de l’épaisseur sonore et envahir la luminosité et la douceur de l’aigu : une texture de velours en bas, comme un tapis sonore moelleux mais jamais confus, et un timbre ciselé mais « dolce » en haut, « imbibé de lumière ». La partie centrale en do majeur (mesure 35) peut être envisagée comme une narration. Elle va emmener vers le forte – tout relatif – de la mesure 57 qu’il faut se garder de trop déclamer. Mesure 59, c’est au tour du piano prima de découper une dentelle sonore qui mette en valeur le thème énoncé cette fois-ci au grave.
Le 4 mains est une discipline délicate. Partager un piano n’est pas une aventure aisée et se mettre d’accord, au fil du travail, sur la position de chacun (poignet plus haut pour l’un, plus bas pour l’autre) est essentiel pour éviter les gênes et les difficultés dues à la réduction de l’espace des deux pianistes.
Je laisse à Marcel Proust ces quelques mots pour clore cette berceuse : « (…) j’étais entouré par la calmante activité de tous ces mouvements du train qui me tenaient compagnie, s’offraient à causer avec moi si je ne trouvais pas le sommeil, me berçaient de leurs bruits que j’accouplais comme le son des cloches à Combray, tantôt sur un rythme, tantôt sur un autre (…). »
L’interprétation
Dolly, de Fauré, par Anne-Lise Gastaldi et Madoka Okada