Tube interplanétaire mille fois entendu et repris, cette mélopée du fantasque compositeur d’Arcueil n’en conserve pas moins son envoûtante et radicale étrangeté. Grand connaisseur, Denis Pascal nous entraîne dans son rêve…
Erik Satie (1866-1925)
Niveau débutant avancé
Tempo Lent
Mesure Sans barre de mesures mais à 4 temps
Style Indéfinissable, propre à Satie
Dans l’histoire du répertoire du piano, il existe des perles, des pépites, des diamants, dont on ne comprend pas vraiment comment ils ont pu traverser les années et être tout aussi vivants et populaires de nos jours qu’à leur création, il y a plus d’un siècle et demi. Dans la production d’Erik Satie, certaines pièces sont « passées » au patrimoine absolument universel et n’importe quel musicien ou non musicien, initié ou non à la musique, va tomber « en écoute ». Cela ne veut pas forcément dire en extase, mais simplement s’arrêter un petit peu de bouger pour se laisser pénétrer par cette musique si particulière.
Les Gnossiennes portent ces titres étranges qui appartiennent à la Grèce antique. C’est aussi une coquetterie de la part du compositeur. Il existe cinq Gnossiennes, peut-être six, si on compte le Prélude de l’opéra inachevé de Satie. Elles ont cette particularité, tout comme les Gymnopédies, d’être comme des berceuses, un petit peu célestes, qui nous prennent et nous hypnotisent par une structure d’écriture simple.
La version instrumentale
Broderies orientales
D’abord par une scansion donnée par la main gauche. C’est un rythme qui va rester tout au long de la pièce qui dure environ trois minutes et est écrite sans barre de mesure. Mais elle est scandée par des sections très précises. Il en existe trois, qui se répètent deux fois et vont alterner.
Le deuxième motif est récurrent comme un refrain, tout au long de la pièce. Joué forte, il est comme une réponse au premier la si la sol la si la sol la sol fa. S’ensuit le troisième et dernier motif. La poésie réside dans cette alternance de motifs qui partagent les mêmes harmonies. On en trouve trois dans cette pièce : fa mineur, 4e degré, 5e degré, et 1er degré retour.
C’est hiératique, un peu comme un chant retenu. Dessus, le compositeur va utiliser des intervalles orientalisants. Ces intervalles particuliers sont des secondes augmentées qu’on appelle des broderies au demi-ton. Il semblerait qu’on ne soit pas en fa mineur, en do mineur ou en sib mineur, mais plutôt dans un mode antique qui nous plonge aussi dans une sorte de méditation. Il faut isoler les sections, s’emparer de notre mémoire et avoir cette expérience à la fois musicale et un peu mystique.
Quand on joue le répertoire classique, romantique ou moderne, la place de l’interprète et celle de l’auditeur sont très différentes. Au contraire, la musique de Satie fait se rejoindre les deux positions, celui qui joue et celui qui écoute. C’est presque un point critique finalement, parce que celui qui joue doit se dérober à son travail d’interprète et résonner de cette musique, en être un médiateur neutre vers l’auditeur. Il arrive souvent, quand on joue ces pièces, d’être le spectateur de ce qui arrive, dans un lâcher-prise particulier. Celui du pianiste qui va écouter ce qui sort de l’instrument. Cette position est possible et elle est un garant de la réussite de l’interprétation de ce morceau.
Satie a écrit beaucoup de didascalies sur sa partition, or il faut plus ou moins ne pas en tenir compte mais tout admettant qu’il existe une sorte de second degré dans cette musique. Les Gymnopédies et les Gnossiennes font partie des « musiques pures » de Satie. Il n’y a pas beaucoup d’humour, mais l’exposition d’un style, d’un balancement. Et surtout, une perte de soi.
Hors du temps
L’inspiration du compositeur doit venir de certaines musiques des Balkans ou de la musique modale. Satie va faire des Gymnopédies et Gnossiennes des œuvres intemporelles. Il est très difficile de savoir à quelle époque ces œuvres ont été composées. On n’a pas l’impression d’être en 1890, 1891 ou 1892, mais plutôt d’imaginer une musique écrite de nos jours qui accompagne peut-être des belles images. Elle est hors du temps, hors de l’histoire de la musique et finalement c’est peut-être cela l’enjeu de ces pièces : de les jouer et simplement de les goûter sans autre chose que d’entendre les résonances du piano.
Le côté immuable de l’accompagnement des basses doit être précis. Il ne faudrait pas qu’il y ait trop de rubato idiomatique. La pulsation ou le rythme doivent être souples et sensuels mais absolument inchangés. Ne pas faire de concession à cette fluidité du rythme de la main gauche. C’est une musique ensorcelante, il est très difficile d’en parler !
Le toucher que l’on doit développer est peut-être lié à la résonance de la main gauche. On se doit de ne pas avoir trop d’articulation ou de consonnes violentes. Cette musique participe à un rêve et ce rêve doit s’éprouver dans la manière dont on attrape les touches et dont on convainc l’auditeur de deviner les intentions du compositeur. Et aussi dans ces vibrations qui se mélangent, en laissant parfois une pédale qui peut suggérer un espace entre deux attaques. Comme une troisième dimension. Les notes résonnent dans une perspective différente. Il faudrait travailler de manière que l’expérience du jeu soit une expérience complète. Cesser de lire la partition, la mémoriser, comprendre les structures de répétition des sections, et profiter du fait qu’on va faire de la musique avec un matériau qui est simple. C’est-à-dire avec quatre éléments, et c’est peut-être une manière de progresser et de comprendre ce qui se passe dans la tête du public et d’un interprète.