NIVEAU AVANCÉ / CD PLAGE 11

Le chef de file du groupe des Cinq est surtout connu pour une grande pièce de bravoure, cheval de bataille des virtuoses : la fantaisie orientale Islamey, que Maurice Ravel estimait au point de l’avoir prise pour modèle en écrivant son célèbre Scarbo.

Il est cependant dommage de négliger le reste de la production de Balakirev, qui comprend de sublimes nocturnes, valses, scherzos, mazurkas et autres pièces dont les titres trahissent explicitement une filiation chopinienne. C’est ainsi qu’on trouve une merveilleuse Berceuse, dont la tonalité de ré bémol majeur rend de toute évidence hommage à la composition éponyme de son illustre aîné polonais. Composée en 1901, parmi les ultimes feux d’un romantique dans l’âme, elle suit un programme très simple: un enfant s’endort, bercé par sa maman, il fait un cauchemar et se réveille en pleurant. Sa maman le berce à nouveau, il se rendort et rêve d’un monde enchanté, fait de clochettes en argent et de papillons d’or.

La Masterclasse

Berceuse, de Balakirev, par Bertrand Chamayou

L’andantino initial indique un tempo assez allant, mais qui doit rester paisible. La main gauche décrit des arpèges circulaires, comme un ruban que l’on déroulerait lentement. Elle doit être jouée bien legato et phrasée, expressive et donc surtout pas évanescente malgré le pianissimo indiqué. Elle doit être bien régulière, tout en donnant une impression de souplesse, et surtout sans le moindre accent, en particulier le premier ré bémol après le demi-soupir, qui ne doit pas être ré-attaqué, mais qui doit donner l’impression d’être dans un flux continu et tranquille. Le demi-soupir ne sera pas plus long qu’il ne doit rigoureusement être. C’est de cette manière que l’on pourra préparer le lit sur lequel la main droite va se poser et s’épanouir, en chantant une mélodie dont seuls les Russes ont le secret.

On veillera à bien écouter et à souligner discrètement le contrechant de la main droite, les chromatismes de la main gauche et les diverses modulations, qui doivent donner lieu à des couleurs sans cesse renouvelées. Ne jamais oublier que tout phrasé naît de l’écoute de la ligne de basse en premier lieu. Le fameux cauchemar de la partie centrale n’est autre qu’une marche funèbre, qui fait une terrifiante corrélation entre le berceau et la tombe. On veillera à jouer cet adagio d’une manière hiératique et implacable, comme une apparition du Commandeur.

On pourra ainsi sur-pointer la double-croche (en la jouant plus tard et plus brève que ce qui est littéralement écrit) de manière à donner à ce rythme un caractère très menaçant. Cependant, garder une intensité très contenue, et n’exploser qu’à la fin, sur le fortissimo, qui marque le réveil en sursaut de l’enfant. Dans la cadence, dévaler la pente quasiment en seul geste, en ne retenant et en ne diminuant que l’extrême fin, tel que c’est noté.

La reprise nous amène vite vers une effusion de sentiments plus grande que la première fois, à travers des modulations plus audacieuses et de larges intervalles. C’est là qu’on sort de la berceuse pour entrer dans le royaume féerique imaginaire évoqué plus haut. On tâchera de conserver la régularité d’une boîte à musique dans la coda, tout en cherchant le son le plus cristallin possible. Dans les dernières lignes, raréfier le son jusqu’à l’évanouissement du dernier arpège. Tout est redevenu calme et serein.