L’école russe de piano existait-elle avant qu’elle ne soit nommée ? Le fait de la nommer l’a-t-il fait exister ? Est-elle russe ou soviétique ? Ces questions méritent d’être posées : l’enseignement est mondialisé, les artistes sont plus nombreux à voyager qu’ils ne l’ont jamais été.
Poser la question des « écoles » à des pianistes, à des professeurs ou à des critiques musicaux fait surgir des réponses divergentes, voire clivantes, parfois réfléchies et circonstanciées, parfois beaucoup moins, car l’expression « école russe » est aussi une facilité de langage pour désigner qui a été formé à Moscou ou à Saint-Pétersbourg et parfois se confond avec le répertoire joué ou, pire, avec celui que l’on estime que tel artiste peut jouer de façon « autorisée », répertoire et façon de jouer se confondant alors. La réalité est complexe, contradictoire, qui s’impose beaucoup moins facilement que les simplissimes idées reçues.
Des écoles, il y en eut dès la fin du XVIIIe siècle. Dans la préhistoire de l’enseignement, les maîtres expérimentaient des solutions que leur dictaient les mécaniques et le corps sonore d’instruments.

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Leur facture évoluait très vite et la musique aussi, entraînée par ces avancées : passer du cuir au feutre sur les marteaux n’est pas rien. Sous leur férule, les élèves développaient des techniques et des esthétiques qui ressemblaient à celles de leur maître : il y eut des écoles dont les adeptes étaient identifiables par leur manière. Tout ceci a vite évolué, s’est mélangé au long du XIXe siècle, faisant naître des rivalités entre professeurs. Chacun avait ses partisans et ses ennemis. Cela a duré à Paris jusqu’à la fi n des années 1960 et à Moscou plus longtemps encore. En fait, si les Tables de la Loi ont été écrites par Carl Czerny, Frédéric Chopin et Franz Liszt, leurs exégètes s’en sont emparés pour les fusionner. Cela a pris du temps !
La géopolitique passera par là. Dans le monde d’avant 1870 et 1914-1918, on parlait encore de l’école d’untel et d’untel, mais après, on parlera d’écoles nationales. Il fallait aussi vendre les grands conservatoires pour y attirer les meilleurs élèves possible de l’étranger. Et quoi de mieux que le drapeau comme argument publicitaire pour une qualité « made in… », label justement né au tournant des XIX et XXe siècles ? L’école française, pour tout le monde, cela sera donc les doigts ronds, le jeu perlé, une articulation des doigts haut levés, une pédale économe, un style tout en élégance, fondé sur l’art de la litote… qu’un Robert Casadesus résumait en disant que pour cette école « tout l’art du pianiste est entre son poignet et le bout de ses doigts », sauf que les deux-tiers des professeurs du Conservatoire y étaient opposés !
Ils affirmaient que tout le corps de la tête aux pieds était convoqué par la technique pianistique : Diémer, Cortot, Lazare-Lévy, Nat en tête fulminant contre la bande à Long – et ça continuera à la génération suivante… Ironie du sort, Marguerite Long sera la première à accueillir à bras ouverts Gilels et les autres Russes dès le début des années 1950 pour des qualités que son enseignement n’avait pas développées. Mais c’est ce bras mort du piano qui sera pris comme emblème de l’école française de piano. Et en Russie, pardon, en Union soviétique ? L’imagine-t-on ?
Alfred Cortot était allé jouer là-bas avant la Seconde Guerre mondiale, y remportant des triomphes incroyables… qui provoqueront un schisme au sein du Conservatoire Tchaïkovski, selon Lev Naoumov qui nous avait révélé ce fait en marge du Concours Van Cliburn dont il était juré en 1993. « Il y avait les partisans de Cortot, de son imagination poétique, de sa technique fluide, faisant chanter le piano. Heinrich Neuhaus, Konstantin Igoumnov et Samuel Feinberg étaient de ceux-là, tandis que ses opposants farouches, tenant d’un jeu strict, sobre, s’étaient rangés du côté d’Alexandre Goldenweiser. Et c’était à couteaux tirés entre eux. »
Dès la fin de la chute du IIIe Reich, la guerre froide s’imposera entre le monde libre et le monde communiste. Emil Gilels puis Sviatoslav Richter furent à peu près les seuls pianistes autorisés à sortir et à jouer au plus haut niveau d’invitations pendant les années 1950 puis 1960. Ambassadeurs admirables et misérablement réduits au rôle que Moscou voulait leur faire tenir sur la scène internationale. On le sait bien, leur jeu n’est guère semblable, et pourtant les deux sortent de la classe de Heinrich Neuhaus dont L’Art du piano (éditions Van de Velde) n’expose rien qui soit spécifiquement russe dans l’enseignement. L’Union soviétique employa rapidement le sport et la musique, ces langages universels, comme carburant du triomphe de son modèle de société.
Le rôle du ministère de la Culture soviétique et de ses affidés sera terrible, si l’on se fie aux témoignages des anciens étudiants moscovites des années 1950 et 1960 : moins dans les classes elles-mêmes que dans ce qui gravitait autour, auquel il fallait se plier. Les pianistes envoyés à l’Ouest dans les concours étaient forgés d’une main de fer, et gare aux perdants. Jeu parfois terrible de dureté, mis au point comme un objet manufacturé par la répétition d’un petit répertoire « spécial concours ».
Ce qui était russe, issu d’une culture littéraire, historique idéalisée, d’une société inégalitaire de plus en plus ouverte au monde avant la guerre de 1914 avait donné Anton Rubinstein, Moiseiwitsh, Rachmaninov, Feinberg, Neuhaus, Sofronitzki, Goldenweiser, Ginzburg, Yudina, Grinberg et bien sûr Horowitz… et aura survécu chez Gilels et Richter, Nikolayeva, Berman, Virssaladze, Mikhaïl Pletnev et quelques rares autres. Cet imaginaire culturel là a peu à peu laissé place à un formatage totalitaire peu soucieux de laisser s’épanouir des talents individuels originaux. Ils émergèrent néanmoins au prix du malheur de l’exil : Vladimir Ashkenazy, Youri Egorov ou Grigori Sokolov en sont de glorieux exemples.
Jusqu’à ce qu’apparaissent deux gamins faramineux formés dans les dernières années déjà chancelantes de l’empire soviétique : Evgeny Kissin et Nikolaï Lugansky marqueront ainsi le retour à la Russie dans les années 1980, de façon divergente… bientôt suivis par Arcadi Volodos, Vadym Kholodenko, Lukas Geniusas ou encore Arseny Tarasevich-Nikolaev le petit fils de Tatiana… Leur façon de faire sonner le piano relève-t-elle de l’école russe ou d’une vision qui aura agrégé d’une façon continue et chaotique les mille et une couleurs possible du clavier ?