La 18e édition de la prestigieuse compétition, retardée d’un an à cause de la pandémie, a couronné le canadien Bruce Xiaoyu Liu. Récit des riches 72 heures de la finale.

À Varsovie, l’impatience est à son comble. La très attendue dix-huitième édition du prestigieux Concours Chopin, prévue en 2020 et reportée à l’automne 2021 – pandémie oblige – est prise d’assaut par des jeunes pianistes du monde entier, chacun voyant en cet événement d’excellence la promesse d’une belle carrière internationale. L’année de préparation supplémentaire, quoique bousculée par la crise sanitaire et l’arrêt des concerts, semble avoir donné une force régénératrice à ces musiciens. Plus de 500 candidatures – un record – ont été envoyées, parmi lesquelles le jury a retenu 87 pianistes afin de lancer le premier tour de cette grande fête musicale début octobre. « Dès juillet, quand les phases éliminatoires ont eu lieu, nous savions déjà que le niveau de cette édition serait très élevé », constate Katarzyna Popowa-Zydron, qui préside le jury composé de noms illustres – Dmitri Alexeev, Nelson Goerner, Dang Thai Son et Philippe Giusiano, pour n’en citer que quelques-uns. Devant l’impossibilité de trancher entre les 10e, 11e et 12e places, le jury franchit le plafond des dix candidats stipulé par le règlement pour admettre douze pianistes en finale, tous « des artistes exceptionnels », souligne Aleksander Laskowski, porte-parole du concours. Pendant les trois jours de cette ultime manche où sont mis à l’honneur les deux concertos de Chopin, les finalistes dévoileront leurs regards singuliers sur cette musique universelle.


Bruce Xiaoyu Liu
1er Prix du Concours Chopin 2021

PREMIER JOUR

Une heure avant le début de la première séance, ce 18 octobre, la foule est déjà rassemblée devant la Philharmonie nationale de Varsovie, reconstruite, comme la plupart des bâtiments de la ville, après les bombardements de la Deuxième Guerre mondiale. À l’intérieur de ses colonnes imposantes, on découvre le Hall des miroirs et ses escaliers, lieu mythique où les résultats sont annoncés, ainsi que la grande salle de concert dont l’air frémit d’impatience et d’excitation. Sur scène, l’Orchestre philharmonique de Varsovie, gardien du concours depuis sa création en 1927, s’installe. Sa mission pour cette première soirée : jouer quatre fois le Concerto en mi mineur, œuvre de prédilection pour tout virtuose voulant démontrer brillance et sensibilité. Kamil Pacholec, un des deux Polonais en lice, est le premier à inaugurer cette épopée singulière. De ses doigts, un cantabile naturel se déploie discrètement, livrant une interprétation sophistiquée parfaitement contenue dans son univers sonore délicat. Aux antipodes de cette introspection, la puissance de Hao Rao époustoufle. D’une virtuosité impressionnante, il nous fait entendre Verdi dans les fioritures du premier mouvement et transforme le finale en hommage à Tchaïkovski, ne perdant jamais sa concentration malgré les petites perturbations du public. Dans les coulisses, on remarque le grand professionnalisme du jeune Chinois de 17 ans qui avoue une légère nostalgie en arrivant à la fin de cet immense voyage. Doté d’une énergie remarquable, l’orchestre se lance à nouveau dans la phrase liminaire du Concerto, cette fois-ci aux côtés du génial Kyohei Sorita. L’originalité de son interprétation captive, tout comme le dialogue complice entre chef et soliste. Enfin un candidat qui ose s’imposer pour offrir un regard singulier, mariant la ferveur de cette œuvre de jeunesse et un profond lyrisme. Si le pianiste japonais semble particulièrement à l’aise sur scène, il nous révèle son secret à la suite du tonnerre d’applaudissements qui accueille sa conclusion galvanisante : « Je connais intimement ce concerto en tant que pianiste et chef d’orchestre. Je l’ai joué au moins une trentaine de fois ! » Et qu’en est-il de la rare complicité partagée avec le chef Andrzej Boreyko ? « Nous nous connaissons très bien, étant déjà partis en tournée ensemble avec l’Orchestre philharmonique de Varsovie », raconte le Japonais qui étudie dans la capitale avec Piotr Paleczny, membre du jury. Il semble détenir toutes les clés de cette épreuve. Mais la soirée n’est pas terminée, comme le rappelle Leonora Armellini, qui se distingue par sa grande musicalité et son ton confidentiel. Si elle s’éloigne du panache des candidats précédents, la pianiste italienne mérite un prix rien que pour son deuxième mouvement, d’une intimité exquise et exempt de tout maniérisme. L’esprit de Chopin y pointe-il son nez ? « Chopin n’aimait pas les démonstrations extraverties. Sa musique appelle à un sentiment unique, une empathie et une maîtrise intuitive des nuances et des proportions, répond Katarzyna Popowa- Zydron. Il aurait détesté que l’on valorise la vélocité aux dépens de la profondeur et de l’émotion. Il faut s’imposer, certes, mais le plus grand enjeu est de montrer une profonde compréhension du style de Chopin. Il s’agit après tout d’un concours à son nom ! »

Martin García García

Kyohei Sorita

DEUXIÈME JOUR

Difficile de ne pas remarquer les nombreux liens entre candidats et jurés. Cinq finalistes, dont quatre se verront décerner un prix à l’issu du concours, retrouvent leur professeur dans le box des jurés. La présidente insiste sur l’impartialité des votes : « Les jurés ne votent pas pour leurs élèves. Ils s’abstiennent également de voter s’ils entretiennent des relations amicales avec le candidat ou avec sa famille. Sinon, chacun est libre de réagir comme il souhaite. » La deuxième soirée confronte deux pianistes de 17 ans et deux de leurs aînés, mais aussi les timbres de trois pianos différents, un Kawai, un Fazioli et un Steinway. Les benjamins du concours, le Canadien J J Jun Li Bui et la Russo-arménienne Eva Gevorgyan, impressionnent par leur maîtrise de la scène et de leurs discours. Toutefois, le Canadien, élève de Dang Thai Son, ne parvient pas à percer la surface dans une interprétation manquant de subtilité, malgré la clarté sonore et un toucher raffiné. En revanche, l’intégrité et l’éloquence d’Eva Gevorgyan transcendent son jeune âge. Sa technique est admirable, son cantabile ne frôle jamais l’excès, sa franchise élégante demeure fidèle à l’école russe – la pianiste signe ainsi sa plus belle interprétation depuis le début du concours. Mais la pression ne se dissipe pas dans les coulisses. Eva Gevorgyan ne donne pas sa conférence de presse prévue dans la foulée. Accompagnée de sa professeure Natalia Trull, elle regarde avec une expression déconcertée la rediffusion de son passage sur scène. La maturité, comme l’expérience, sera sans doute l’un des facteurs les plus importants de cette finale d’exception. Pour Alexander Gadjiev et Martín García García, cela s’annonce aussi dans leur choix du concerto, tous deux proposant le sous-estimé Concerto en fa mineur, œuvre abritant l’âme sensible d’un jeune étudiant amoureux. La grande popularité du Concerto en mi mineur auprès des candidats est avant tout issue d’une décision stratégique. Dans l’histoire du concours, seuls Dang Thai Son et Bella Davidovich ont remporté le premier prix en jouant le plus discret Concerto en fa mineur dont l’écriture est moins brillante et l’expression plus impalpable. Alexander Gadjiev, de nationalités slovène et italienne, s’y attelle en premier, tirant de son Kawai des sons parfumés. Si le même instrument semblait insipide sous les doigts de J J Jun Li Bui, il s’enrichit d’ampleur et de complexité dans la vision onirique d’Alexander Gadjiev, lequel dévoile aussi une audace surprenante à travers des phrasés originaux et des accents inattendus. « J’adore les tons plus sombres du Kawai, s’enthousiasme le pianiste. Tout est d’une parfaite harmonie. Les registres et les timbres se fondent les uns dans les autres pour donner une qualité aquatique. C’est l’instrument idéal pour cette musique intime. » Son pari est à saluer, même si le rubato perturbe parfois la ligne mélodique et prend l’orchestre au dépourvu. Place à Martín García García qui se montre maître d’un jeu viscéral et enflammé. « L’atmosphère unique de ce concerto m’a toujours attiré. Chopin y déploie une intuition plus libre qu’il ne fait dans le Concerto en mi mineur, où la raison semble présider », déclare-t-il. Sur scène, il étoffe les envolées lyriques d’une dimension tragique, prêtant à l’œuvre une profondeur subjuguante devant laquelle on ne peut pas rester indifférent. Les tons de son Fazioli sont rutilants, les courbes de ses phrases imprégnées de séduction et de poésie. Son approche, d’une vivacité électrisante, secouera sans doute les codes de l’interprétation chopinienne. On s’inquiète pour le pianiste, espérant que sa voix singulière ne fera pas grincer les dents des jurés. Quand arrive le deuxième mouvement où s’ouvre un havre secret de nuances éphémères, public et jury sont conquis. « Nous avons ressenti d’emblée sa joie de vivre, son amour pour la musique », dit Elizabeth Sozanski, venue de Philadelphie avec son mari, Jan Rewkiewicz-Sozanski, pour inaugurer un nouveau prix créé en l’honneur d’un ancêtre de la famille, Henryk Rewkiewicz, l’un des fondateurs du Concours Chopin. « Le stress est terrible dans ce concours et les pianistes oublient parfois de savourer cette expérience. Mais Martín García García a su profiter de l’ambiance et de la musique. Il était remarquable. » Le lendemain, l’Espagnol se voit décerner le prix du meilleur concerto.

TROISIÈME JOUR

Pour les candidats du dernier jour de la finale, l’attente est éprouvante et la concentration lutte contre la fatigue de ces dernières semaines intenses. De petites erreurs s’accumulent chez la plupart de ces candidats dont la maîtrise digitale n’aurait jamais laissé échapper ces fautes dans des circonstances plus détendues. Après l’exaltation du deuxième jour, la séance de clôture manque particulièrement d’inspiration. Le regard austère d’Aimi Kobayashi donne le ton d’une lecture efficace et sans chaleur, la pianiste japonaise préférant des lignes épurées et une joliesse délicate mais artificielle. Son deuxième mouvement séduit par ses textures aériennes et ses tons sculptés, mais la froideur de son interprétation déroute fortement. Dans les coulisses, elle nous explique, d’une voix douce, son appréhension vis-à- vis du concours. « Je n’étais pas certaine de m’y inscrire cette fois-ci, révèle la pianiste qui était également finaliste en 2015. Je me suis un peu coupée de la musique de Chopin entre les deux éditions. C’est étrange de se trouver en finale du concours, mais je suis très honorée d’avoir pu participer à toutes les étapes. » Le Polonais Jakub Kuszlik, élève de Katarzyna Popowa-Zydron, démarre avec un élan légèrement précipité, laissant toutefois rayonner un chant limpide à travers son toucher perlé. Après un premier mouvement routinier, le pianiste nous livre une Romance d’une fine orfèvrerie, touche élégante qu’il emploie également dans le finale, même si quelques erreurs donne à l’interprète un air résigné. Hyuk Lee démontre une assurance impressionnante qui ne demeure pas, non plus, à l’abri des erreurs de fatigue. Le Sud-Coréen part à la recherche d’une palette de couleurs vives dans le Concerto en fa mineur, mais son interprétation n’approche guère la barre déjà mise haute par Martín García García. Quand Bruce Xiaoyu Liu, le dernier candidat, prend sa place devant son Fazioli, la soirée est déjà longue et le public, qui avait chaleureusement applaudi chaque candidat, commence à remuer. Or, quand le Montréalais, né à Paris, s’est attelé aux octaves liminaires, un silence tombait dans la salle. On remarque d’abord l’économie de la pédale, ce qui accorde une limpidité envoûtante et une sobriété à l’interprétation. Puis, on entend un discours éloquent et une polyphonie fascinante, d’où surgissent des contrechants et une complexité séduisante. L’élève de Dang Thai Son érige un récit d’une finesse éblouissante, remarquable dans sa cohérence, son autorité et sa musicalité. Tout semble une seconde nature pour le jeune pianiste, mais il nous confie sa prise de risque dans son choix de l’instrument. « C’est la première fois que je joue un Fazioli. Tout au long du concours, j’ai essayé de l’apprivoiser. Ce piano possède une sonorité unique, à la fois noble et charmante, qui m’avait séduit tout de suite. » Son interprétation, marquée par une attention aux détails et un sens global de l’architecture, mène jusqu’à l’extase du finale. D’un seul et même geste, le public se lève pour l’applaudir.

Alexander Gadjiev

Leonora Armellini

LE VERDICT

En attendant les résultats, on aperçoit un visage familier dans les coulisses : Seong-Jin Cho, vainqueur de l’édition 2015, est venu pour donner une interview. Il nous raconte, avec un sourire discret, qu’il était content de reprendre la vie de concertiste après une année très difficile. À 23 h 30, le Hall des miroirs est rempli de journalistes, de caméras, de projecteurs. Nous attendons, debout, jusqu’à 2 h du matin, quand enfin les finalistes descendent, frétillants d’impatience, suivis par le directeur du concours, Artur Szklener, et par le jury. Si l’attente était longue, l’annonce sera courte. Huit prix ont été décernés, par rapport aux six prévus. J J Jun Li Bui et Leonora Armellini partent avec respectivement le 6e prix et le 5e prix. Deux 4e prix sont attribués à Aimi Kobayashi et Jakub Kuszlik. Martín García García obtient le 3e prix. Alexander Gadjiev et Kyohei Sorita remportent le 2e prix ex aequo. Bruce Xiaoyu Liu est sacré vainqueur de cette édition singulière, premier Canadien à gagner le concours. On l’invite à prendre la parole : « Je n’ai pas de mots, à vrai dire, les émotions me bouleversent. Nous avons tous rêvé de cette scène prestigieuse, et jouer Chopin à Varsovie est l’une des plus belles choses qu’on puisse imaginer. Je suis reconnaissant pour ce prix, pour la confiance du jury et pour le soutien chaleureux du public, de ma famille et de mes amis. » Le nouveau vainqueur aurait-il quelques mots de sagesse pour nous ? « Le plus important, c’est de poursuivre ce qui nous tient à cœur. Il ne faut pas avoir peur de l’échec ni faire les choses à moitié. Je veux aller jusqu’au bout de mes idées – et, pour ce soir, dormir ! »

Photographies de l’article : W. Grzędziński / The Fryderyk Chopin Institute ou D. Golik / The Fryderyk Chopin Institute

Les lauréats du concours Chopin 2021

1er prix
Bruce Xiaoyu Liu, Canada

2e prix ex aequo
Alexander Gadjiev, Italie/Slovénie
Kyohei Sorita, Japon

3e prix
Martin García García, Espagne

4e prix ex aequo
Aimi Kobayashi, Japon
Jakub Kuszlik, Pologne

5e prix :
Leonora Armellini, Italie

6e prix :
J J Jun Li Bui, Canada