L’Art de jouer du piano. Conseils pour les débutants, les amateurs, les concertistes, Alexandre Sorel
Préface par Claire-Marie Le Guay, éditions Librisphaera, 400 p., 28€
Organiser son temps pour apprendre plus rapidement
Pour jouer du piano, il est presque aussi important de savoir comment assimiler, comment apprendre, engranger toutes les informations dans notre cerveau, que de savoir comment placer les mains, les doigts, ou de connaître le solfège. Car notre cerveau est comme une éponge : une fois que nous avons trempé l’éponge dans le bain et qu’elle est pleine d’eau… elle ne peut plus rien absorber ! Rappelons encore que Liszt disait : « L’étude de la technique, c’est la technique de l’étude ».
Tout pianiste doit donc savoir comment travailler. Et, pour cela, il doit apprendre à connaître les capacités d’assimilation de son cerveau et à ne pas aller au-delà. De ce point de vue, l’organisation du temps de travail est très importante. Chopin interdisait à ses élèves de travailler leur piano plus de quelques heures par jour. Madame Dubois, l’une des meilleures élèves de Chopin nous rapporte : « Chopin redoutait par-dessus tout l’abrutissement de l’élève. Lorsque je lui appris que je travaillais six heures par jour, il se mit fort en colère et m’interdit de travailler plus de trois heures. »1
Et Émilie von Gretsch, une autre élève de Chopin qui était déjà une excellente pianiste, déclare à son tour :
« Il recommandait toujours à l’élève de ne pas travailler de longs moments consécutifs et d’entrecouper les heures d’étude par une belle lecture, par la contemplation de chefs-d’œuvres ou par une promenade vivifiante. »2

- Ne répéter que ce qui est réussi •
Je conseille donc une manière d’apprendre qui est extrêmement efficace : si, après nous être exercé longuement sur un passage, nous avons enfin trouvé la solution au problème technique (consistant par exemple à utiliser un autre doigté, un nouveau geste, un nouveau phrasé, une nouvelle nuance…) c’est bien à ce moment-là que nous devons répéter le passage, plusieurs fois correctement, afin de l’ancrer dans nos réflexes. Beaucoup d’apprentis pianistes répètent indéfiniment un passage qui les gêne, en croyant que la difficulté finira par disparaître. C’est notamment cela qui génère des drames avec les voisins qui sont exaspérés, et à juste titre. Rendons grâce à la voisine du dessus qui donne des vigoureux coups de balai sur le plancher dès qu’elle entend le petit Gary qui se trompe pour la millième fois et exactement au même endroit dans la Marche Turque de Mozart. Il y a de quoi en perdre son sang-froid. Madame Plisson est donc une sainte femme de n’utiliser qu’un balai comme arme de protestation. Toujours jouer les mêmes fautes, c’est l’inverse qu’il faut faire ; en pratiquant ainsi, le petit Gary ne fait qu’ancrer encore plus profondément le malaise dans ses réflexes. En revanche, c’est précisément quand on parvient enfin au bon résultat après avoir cherché la bonne solution, qu’il faut alors répéter plusieurs fois de suite, afin d’automatiser la réussite. Il faut la faire passer dans les habitudes profondes.
- Plusieurs petits moments par jour •
Par la suite, au lieu de continuer indéfiniment l’étude, il est beaucoup plus efficace de laisser cette réussite nouvellement acquise mûrir quelques heures dans le cerveau. On y reviendra plus tard dans la même journée, plusieurs fois brièvement. Cette façon de faire est d’une extraordinaire efficacité pour l’assimilation.
L’essentiel est de toujours garder la « fraîcheur de la pensée », l’envie de progresser. Il faut absolument éviter que notre cerveau ne parvienne à un point de saturation musicale. Après ce petit temps de repos, le cerveau assimilera beaucoup plus durablement ; les réflexes s’ancreront plus profondément. Faites-en l’expérience, le résultat est garanti.
- Chaque jour un peu •
Il est encore une manière de progresser par l’organisation du temps de travail, cette fois à plus long terme : en apprenant à vivre avec une œuvre. Tel jour par exemple, nous avons découvert sur une œuvre un détail nouveau qui nous permet de jouer avec plus de beauté, d’agilité ou d’aisance. Il faut alors y repenser le lendemain, puis encore le surlendemain, et ainsi de suite sur une longue période. Chaque jour nouveau va permettre de conforter ce qui a été acquis la veille, tout en trou- vant de nouveaux détails. On peut ainsi parvenir à une grande perfection d’exécution dans une œuvre en l’améliorant petit à petit, jour après jour.
- Avant de dormir •
Enfin, les observations de tous les médecins convergent pour affirmer que ce qui est acquis juste avant de dormir s’imprime fortement dans la mémoire. Le neurologue Jean Louis Vialatx constate :
« L’observation empirique constate que le matin au réveil, la rétention des informations acquises avant le coucher est meilleure que celle testée en fin de journée pour des informations recueillies le matin »3
Et Claude Henri Chouard chef du service ORL de l’Hôpital Saint Antoine, dans son ouvrage l’oreille musicienne :
« L’étape du stockage est essentielle, et on commence à en connaître les mécanismes biologiques. Ils objectivent le rôle empiriquement bien connu du sommeil dans l’établissement de la mémoire de travail. »4
Pratiquement
Si un passage nous gêne et qu’après un réel effort nous trouvons enfin la solution, retravaillons-le plusieurs fois à quelques heures d’intervalle dans la même journée. Ainsi, l’esprit reste « frais » et bien disposé. Ensuite, répétons le passage réussi avec constance, sur plusieurs jours. L’acquis de la veille se confortera le lendemain. De même, il faut apprendre à vivre avec une œuvre, en améliorant chaque jour notre exécution.
- Madame Dubois élève de Chopin. rapporté par Niecks, In : Jean-Jacques. Eigeldinger Chopin vu par ses élèves. Nouvelle édition, Librairie Arthème Fayard, Paris 2006, p. 45
- Emilie von Gretsch, rapporté par Grewingk, ibid. In : Jean-Jacques. Eigeldinger
- Jean-Louis Valatx, in La Mémoire, Mémoire et cerveau, Coll. Conversciences Paris, L’Harmattan 1989, p. 88.
- Chouard, Claude-Henri : L’Oreille musicienne, Éd Gallimard, Folio essais, 2009 , p. 193