Rita Strohl, Louise Farrenc, Marie Jaëll… Si ces noms n’évoquent rien pour vous, les lignes qui suivent vous donneront peut-être envie de les découvrir, comme d’autres musiciennes françaises méconnues de la fin du XVIIIe au début du XXe siècle.
Qui pourrait citer le nom de cinq compositrices ? C’est le défi lancé par la violoncelliste Héloïse Luzzati, dans une vidéo devenue virale sur Culture Prime. À l’exception, bien sûr, de celles qui portent un patronyme connu, celui du frère ou du mari (Fanny Mendelssohn, Clara Schumann). La musicienne s’indigne : quasiment aucune femme n’apparaît dans les guides et autres dictionnaires musicaux. Oubliées les Mel Bonis, Marie Jaëll, Hélène de Montgeroult, Lili Boulanger…
Un « oubli » démesuré
Certes, toutes les pages composées par des femmes, ne sont pas nécessairement l’œuvre de génies incompris. Mais cet « oubli » semble démesuré au regard des nombreux compositeurs considérés comme mineurs qui ont suscité au moins un intérêt documentaire. Et surtout, il nous fait passer à côté d’œuvres essentielles. N’ayons pas peur des mots : il existe des chefs-d’œuvre.

Louise Farrenc
Crédit : SDP
Qu’en disent les spécialistes ? « La musicologie se crée au début du XXe siècle et doit asseoir sa légitimité. Pour cela, elle doit sélectionner des objets d’étude “inattaquables”. C’est pourquoi elle a négligé certaines catégories de personnes, époques et genres musicaux », souligne Florence Launay, docteure en musicologie et auteur de l’ouvrage Les Compositrices en France au XIXe siècle (Fayard, 2006). « Depuis 1900, il y a de plus en plus de compositrices professionnelles, mais la vision de la musicologie reste quasi masculine. La curiosité des musicographes du passé pour les musiciennes n’a pas été reprise. Le mouvement de redécouverte depuis 1980 par la musicologie féministe a mis en lumière la différence entre les carrières brillantes de certaines compositrices et leur oubli par l’histoire. »
L’œuvre visionnaire d’Hélène de Montgeroult
Prenons par exemple le cas d’Hélène de Montgeroult (1764-1836). Première femme professeure au conservatoire de Paris, elle écrit plus de 600 pages de musique, avant tout dédiée au piano. Elle a fréquenté l’œuvre de Bach – chose rare pour l’époque – et contribue à diffuser sa musique. Mais elle, qui la connaît aujourd’hui ? « C’est une compositrice passionnante pour l’époque, c’est du pré-Schubert, pré-Chopin », souligne Alexandre Dratwicki, musicologue et directeur scientifique du Palazzetto Bru Zane à Venise, dont la vocation est de redécouvrir le patrimoine musical français du « grand » XIXe siècle (1780-1920). Son œuvre pourtant visionnaire tombe dans l’oubli. Ses études pour piano apparaissent-elles austères dans une époque qui ne jure que par la grande forme opératique ?
Franchir le cap de la postérité
Notons que les femmes ne sont pas seules à être disqualifiées. C’est le cas de tout un pan de la création française de cette époque – Méhul, Grétry, Cherubini, des compositeurs alors joués partout en Europe. Toute la comédie musicale française a été mise de côté. Sophie Gail (1775-1819), auteur de plusieurs opéras comiques ne fait pas exception. « La France avait trente ans de retard par rapport à l’Allemagne ou à l’Italie. Théodore Dubois écrivait ses symphonies à l’époque de Schoenberg. L’histoire de la musique ne reconnaît que les inventeurs. Il n’y a pas de place pour les suiveurs. Mais leur musique est-elle pourtant intrinsèquement disqualifiable ? », s’interroge Alexandre Dratwicki. Puis trois génies sont apparus : Debussy, Ravel et Fauré. « À part Mel Bonis, aucune compositrice n’a participé au courant impressionniste », précise-t-il. Pourtant, elle non plus n’a pas franchi le cap de la postérité.
Musique d’agrément
Un faisceau de raisons historiques et symboliques complexes s’ajoute à ces questions de mode déjà déterminantes. Les femmes aristocrates qui pouvaient accéder à une éducation musicale n’avaient pas le droit de travailler, en raison de leur statut. Elles étaient reléguées à la sphère limitée des salons bourgeois pour composer une musique réduite à un rôle d’agrément. Pas question de briser les codes du genre. Elles devaient se fondre dans un moule esthétique et social. Les portes des grandes institutions leur demeuraient fermées. En particulier celles de l’opéra. Mais nombre d’entre elles s’affranchissent de ces diktats.
Louise Bertin compose son opéra La Esmeralda, sur un livret de Victor Hugo. Elle aurait obtenu le soutien de son père, un homme très influent, Louis-François Bertin, directeur du Journal des débats, pour monter son œuvre à l’Académie royale de musique. L’opéra Mazeppa de Clémence de Grandval (1828-1907), a été créé en 1892 à l’opéra de Bordeaux. Mais en donnant la première en province, elle savait qu’elle sacrifiait toute reprise possible dans la capitale et ailleurs, puisque seules les œuvres crées à Paris avaient une chance de rayonner. Autre exemple, la compositrice Louise Farrenc (1804-1875), auteur notamment de trois symphonies. Son mari Aristide, lui aussi compositeur, a œuvré sa vie durant à faire connaître la musique de son épouse. Il a d’ailleurs édité sa musique.
La question de la formation est également déterminante. Les classes de composition du conservatoire de Paris ne s’ouvrent pas aux femmes avant les années 1850 et, si elles peuvent suivre cet apprentissage, elles n’ont pas accès au podium suprême que représente le prix de Rome avant 1903. La première femme à l’emporter sera Lili Boulanger en 1913. Les avancées ne sont, de ce point de vue, pas fulgurantes. « Pourquoi Camille Pépin est une des rares femmes à avoir étudié la composition au conservatoire de Paris au début des années 2010 ? Les compositrices n’ont pas de modèles féminins dans le passé et se heurtent aux mêmes préjugés qu’autrefois : le génie en musique ne peut être que masculin », regrette Florence Launay.
D’autres représentations survivent de l’époque romantique. À cette période, la femme est avant tout enfermée dans un rôle de muse. Et comment celle qui maîtrise la procréation pourrait-elle créer ? Produire et se reproduire seraient deux choses incompatibles. « Un nom d’homme et vos partitions seraient sur tous les pupitres », déclarait Franz Liszt à sa disciple Marie Jaëll (1846-1925). Mélanie Bonis, bien consciente de cette difficulté, choisit quant à elle de raccourcir son nom pour le masculiniser en « Mel Bonis ».
À l’âge de trente ans, la violoncelliste Héloïse Luzzatti réalise qu’en vingt-cinq ans de pratique musicale, elle n’a jamais joué l’œuvre d’une femme. Y compris dans les grandes institutions comme le conservatoire de Paris où elle a étudié. Sans se poser de question. « On nous a spolié un immense bout de notre culture musicale », se désole la jeune femme qui s’est engagée dans un vrai travail de recherche et de réhabilitation des œuvres, à travers son association Elles Creative Women.
Grâce au mouvement de société en faveur des femmes, le sujet connaît depuis quelques années un regain d’intérêt. Mais il y a encore deux décennies, c’était un terrain vierge. La pianiste Lydia Jardon se bat pour faire exister les compositrices, dans son festival Musiciennes à Ouessant. « Cette île du bout du monde était le lieu où tout devait commencer », nous dit cette pionnière qui a essuyé quelques sarcasmes au moment de lancer son projet. « On suscite curiosité et méfiance. »
Un jour, les petites filles de Rita Strohl (1865-1941) viennent la voir avec des kilos de partitions. Toute l’œuvre leur aïeule était à l’état de manuscrit. Rien n’avait été édité. « Et pourtant, nous assure Lydia Jardon, cette compositrice ne dépareille pas à côté de Bach ou Fauré. » Pour autant, il serait contre-productif de vouloir présenter toutes les découvertes de façon exhaustive au public. « On peut faire beaucoup de tort à ces compositrices », souligne Alexandre Dratwicki. Car, forcément, tout n’est pas pertinent. Il se sert de sa salle vénitienne comme d’un laboratoire.
« Parfois, vous ne vous doutez pas qu’une œuvre est très faible avant de l’avoir entendue. Si on passe l’étape du concert de manière satisfaisante, on pourra alors révéler l’œuvre dans d’autres lieux. Estimer la qualité d’une œuvre ne peut pas se faire de façon théorique. En particulier dans la musique romantique, qui met en jeu l’importance de l’artiste engagé. Quand certains mettent en avant le côté expérimental de cette musique, ils risquent de lui nuire plus qu’autre chose. » Un point de vue que rejoint Lydia Jardon, qui regrette que les œuvres soient marginalisées dans les programmations.
Marginalisées pour ne pas dire exclues: en 2016, 1 % de femmes étaient programmées dans les concerts classiques. L’art lyrique est l’un des domaines les plus à la traîne. En 1903, Ethel Smyth est la première compositrice à être jouée au Metropolitan Opera. Il faudra attendre plus d’un siècle pour qu’une autre femme soit à l’affiche de cette institution. Ce sera Kaija Saariaho 2016 avec L’Amour de loin. Comment juger aujourd’hui de la qualité d’une œuvre du passé ? Selon quels critères esthétiques ?
« La musique qu’on apprécie n’est pas forcément une musique géniale, souligne Alexandre Dratwicki. L’Adagio d’Albinoni ou la Petite musique de nuit sont-elles des œuvres géniales ? Ou alors génialement captivantes. Je rêverais de faire des blind tests. Sans le savoir, on pourrait facilement prendre la Barcarolle de Mel Bonis pour du Fauré ! » Et comment juger d’une œuvre a posteriori ? « On est fragile par rapport à ce qu’on ne connaît pas, observe Florence Launay. Il faut s’habituer à une œuvre inconnue, la jouer, l’écouter beaucoup, et là, on réalise qu’il existe des chefs-d’œuvre composés par des femmes. »
Des œuvres peu ou mal éditées
Pourquoi, en vingt-cinq ans d’existence, le Palazzetto Bru Zane n’a-t-il pas dédié de festival à une compositrice ? « Très peu sont éligibles à cause des problématiques de répertoires, précise Alexandre Dratwicki. Avec Cécile Chaminade, il n’y a rien à l’orchestre, Lili Boulanger, pas de quoi faire un festival de musique de chambre, et Louise Bertin, que de l’opéra. » Et si Rita Strohl représente la candidate idéale, un autre problème de taille se pose, puisque 80 % de sa musique est à l’état de manuscrit. En plus de ces déséquilibres de répertoires, de nombreuses compositrices sont éditées dans des maisons amateur, qui ont le mérite d’exister, mais dont les partitions ne sont pas toujours très lisibles ou bien relues.
Sans compter que beaucoup d’œuvres ne sont pas encore tombées dans le domaine public. Aucun grand éditeur n’a publié ce patrimoine. Chez Henle, on trouve vaguement quelques œuvres de Fanny Mendelssohn et de Clara Schumann… Sans un grand éditeur, comment les compositrices peuvent-elles trouver leur légitimité ?
Quand elle a monté son festival, Un temps pour elles, en région parisienne, Héloise Luzzati s’est retrouvée confrontée à cette difficulté. Pour jouer les trios de Louise Farrenc, dans une édition de bonne qualité, il aurait fallu débourser pas moins de 244 euros. Et la partition du Quintette s’élève à 154euros. Ces œuvres se trouvent gratuitement sur IMSLP, site de téléchargement de partitions, mais « elles
comportent des fautes », prévient Héloïse Luzzati. Autre obstacle, pour passer un cap, ce répertoire a besoin d’interprètes qui
portent cette musique au plus haut niveau.
Une œuvre mal jouée peut vite paraître dépourvue d’intérêt. Suite à l’enregistrement de Titus et Bérénice de Rita Strohl, par Edgar Moreau et David Kadouch, cette partition a été la plus demandée au Palazzetto. Mais elle n’est pas commercialisée. Il existe seulement un exemplaire de dépôt légal à la BNF.
« L’enregistrement qualitatif par un grand label est un déclic. L’image qu’on associe à ces compositrices va faire autant que la musique elle-même, si elle est prise en charge par un artiste qui y croit. Les partitions d’Hélène de Montgeroult auraient besoin de Murray Perahia ! », s’exclame Alexandre Dratwicki. De plus en plus d’acteurs du secteur tentent de sortir ces femmes d’une niche confidentielle et souvent dévaluée. Festivals, ouvrages collectifs, plateformes numériques, enregistrements…
Le site internet Demandez à Clara offre de précieuses ressources aux programmateurs. Une première sélection d’œuvres a déjà été réalisée par des spécialistes. Héloïse Luzzati a de son côté imaginé une page sur Youtube, Facebook et Instagram, La boîte à pépites, qui nous donne à entendre les œuvres méconnues par des musiciens de renom, pour compenser ce manque, voire cette absence de documents sonores. Mais ce travail de désinvisibilisation est un terrain glissant. Le danger serait de basculer dans un combat idéologique.
« La plupart des musiciennes n’ont pas envie d’avoir à revendiquer. Elles veulent juste composer et/ou jouer, souligne Florence Launay. Ce que nous cherchons tous, c’est la qualité. » « Jamais je ne programme une œuvre parce qu’une femme l’a écrite, abonde Héloïse Luzzati. On voit fleurir des programmations 100 % compositrices qui n’ont musicalement aucun sens. La société aura vraiment évolué quand leur musique sera intégrée naturellement dans les programmes. En attendant, certaines initiatives sont nécessaires. Quand on voit le succès du concours de femmes chefs d’orchestre La Maestra – qui a d’ailleurs communiqué de façon intelligente –, il y a de quoi se poser des questions ! » D’ici là, il reste un travail titanesque de recherche et d’édition pour voir s’épanouir ces pages au patrimoine universel de la musique.