Maintenir, reporter, annuler, streamer… La pandémie rebat les cartes du monde de la compétition musicale. D’Orléans à Vigo, d’Enesco à Busoni, candidats, jurys et directeurs artistiques doivent innover. Instantané de la situation.
« Jeudi 29 octobre, une heure avant le reconfinement, nous sortions du théâtre et j’avais trois lauréats!», se souvient Isabella Vasilotta encore incrédule. Directrice artistique du concours de piano contemporain d’Orléans, elle a jonglé jusqu’au bout avec ses partenaires pour décaler la 14e édition d’avril à octobre 2020. Premier tour en ligne, suppression d’une épreuve, mise en place d’un live pour des jurys à Londres et New York, finale à huis clos avec l’Ensemble intercontemporain avancée dans l’urgence de deux jours pour qu’elle puisse physiquement avoir lieu… Une chance que les agendas aient coïncidé !
Le concours Liszt d’Utrecht, lui, a dû jeter l’éponge après une succession d’annulations et de reports. Occasion manquée pour les quatorze demi-finalistes, dont deux ne pourraient en principe se représenter, à moins d’une dérogation, limite d’âge oblige.

Mikhaïl Bouzine, 1er prix.
Crédit photo : Gérard Laurenceau
À Vigo en Espagne, inauguration du 15 au 19 octobre d’une 4e édition en ligne. Concours précieux car sans limite d’âge, sans répertoire imposé, mais avec un jury prestigieux. Les candidats ont dû enregistrer leurs trois tours en amont. Changements de plan et coupures non admis, ils annoncent « Vigo » au début pour certifier que la vidéo n’est pas « recyclée ». L’exercice n’est pas sans embûche. À l’enregistrement, le poids de la perfection de l’exécution devient pesant. Il faut un piano et un matériel correct, s’adapter à des micros et non à une salle, réécouter, soigner les apparences. « On pense à tout sauf ce à quoi il faudrait penser ! », confie avec humour le candidat français Alexandre Madjar alors, en plus, en plein déménagement vers l’Autriche. Le 15 octobre, dès l’ouverture, l’organisation semble dépassée. On apprend à 11h56 que le live de midi est remis à plus tard sans trop en savoir plus. Il sera en fait greffé à celui de 16h. Le public va-t-il s’y retrouver ? L’écran s’allume enfin pour le début du premier tour. Au premier plan défilent les vidéos préenregistrées des candidats, et une fenêtre plus discrète montre la réaction des jurés qui assistent à la diffusion en direct. Ils sont trois sur un canapé – au lieu des cinq annoncés –, dont Martha Argerich. Fatalement, on se met à les scruter. L’image n’est pas très nette. On s’interroge donc : quel est l’état de leur système audio ?
Après quatre heures d’écoute – une durée deux fois plus longue que prévu du fait des chamboulements horaires –, les jurés ne sont plus vraiment frais. L’un s’allonge, l’autre fait un saut en cuisine quand, au même moment, le public ne comprend pas où voter. La communication du concours se fait offensive. Si les candidats décident de parler du jury sur les réseaux sociaux, gare à ceux qui ne mentionneraient pas les noms des cinq jurés prévus – même ceux visiblement absents –, ils risquent la disqualification, précise le règlement… Cette difficile mise en scène pose, malgré la possibilité pour les candidats d’obtenir un retour de jury, la question de la considération de leur travail. Au concours multidisciplinaire Enesco de Bucarest, les deux premiers tours pour le piano ont eu lieu en ligne au mois de septembre, mais pas en direct. Les vidéos sont restées disponibles sur le site du concours jusqu’à l’annonce des résultats. « C’est étrange, on enregistre, on envoie, on oublie et on reçoit une belle surprise », partage la pragmatique candidate roumaine Adela Liculescu. Elle fait partie des huit demi-finalistes rescapés qui participeront au reste des épreuves en mai prochain dans la capitale roumaine. Leurs frais de transport seront exceptionnellement financés. Internet égalise d’une certaine manière les candidats face aux déplacements. Toutefois, les écarts de matériel sont parfois si flagrants que comparer devient aberrant. Méfiance donc quant à certains concours en ligne créés sous pandémie et qui affirment pouvoir en faire totale abstraction. Sans frais d’inscription, le diraient-ils encore ?

Chae-Um Kim, 3e prix.
Crédit photo : D. Depoorter
Le concours Busoni propose une solution. Pour sa 63e édition, les 93 candidats ont enregistré, en un essai, leur premier tour dans les showrooms Steinway du monde entier. Tous sur un piano à queue modèle D. « Cela diminue les facteurs d’inégalité entre candidats », confirme la Marocaine Nour Ayadi, déjà satisfaite de bénéficier d’une vidéo de qualité visible sur le site du concours pendant dix mois. Le public, par son vote, l’a propulsée en demi-finale. Le jury, lui aussi, a dû officier. 30 heures de musique qu’on peut facilement réécouter comme zapper. Sans l’énergie du public, est-on attentif aux mêmes qualités? Comment tenir compte de la non-homogénéité parfaite des conditions d’enregistrement? Les organisateurs, conscients des failles de leur format audacieux, ont échangé sur la question. En effet, entre Hambourg et Moscou, piano et prise de son varient radicalement. À Vérone, on joue dans un théâtre. A Munich, piétons, vélos, voitures et camions défilent derrière la vitre du showroom. On les entend. Le piano va-t-il aussi se mettre à rouler? « Il est possible qu’un profil émotionnel soit plus déstabilisé par des distractions qu’un rationnel », reconnaît Michail Lifits, juré empathique et premier prix 2009. « Mais quelqu’un de très doué peut transposer son imagination quel que soit l’instrument, et son charisme transparaît », complète-t-il. Lui a décidé d’écouter chaque showroom pour commencer par comparer ce qui est plus facilement comparable. Quant au directeur artistique, Peter Paul Kainrath, il a déjà mis le cap sur les épreuves finales prévues à Bolzane (Italie) « en physique » du 25 août au 4 septembre. Proactif, il envisage toutes les éventualités pour réunir les 33demi-finalistes sélectionnés : organisation des quarantaines, transformation de l’événement en campus ou en festival, délocalisation de l’épreuve avec orchestre en dehors de Bolzane… « Pour répondre à cette crise, il faut adopter une approche planétaire », affirme-t-il, engagé. Afin de marquer le coup, l’édition est rebaptisée « Glocal Piano Project ». Combinaison de « global » et « local », l’expression fait sourire. Mais le mot « compétition » disparaît. Derrière cet effet de langage, s’agit-il d’une remise en question profonde de l’esprit concours ? Réponse à déterminer à l’issue de l’édition.