Recommandations autour des œuvres du cahier de partitions

Contes et légendes… tout un programme, sauf que, même quand elle est dite «à programme», la musique ne dit rien d’autre que ce qu’elle exprime intrinsèquement, comme le pensaient Felix Mendelssohn et Igor Stravinsky, entre autres compositeurs. Jamais on ne « mettra en musique deux œufs sur le plat » pour reprendre le propos du Russe. Cependant, si on laisse courir son imagination, et bien des compositeurs ne s’en sont pas privés, on peut accepter l’idée qu’un climat, une ambiance, une allure cadrent admirablement bien avec un titre destiné à mettre l’interprète sur le chemin… même quand ce titre a été donné par un éditeur en mal de publicité, pour attirer le chaland. Et ces œuvres-là abondent dans le répertoire pianistique. Il y a même quantité de mots d’esprit à ce sujet, qui vont de Gabriel Fauré répondant à un commentaire un peu trop descriptif de son Sixième Nocturne en prétendant que l’idée lui en était venue dans le tunnel du Simplon à Erik Satie trouvant qu’il y avait un moment épatant vers midi moins le quart dans De l’aube à midi sur la mer dans La Mer de Claude Debussy. Certains titres ont été donnés dans un but pédagogique. Alfred Cortot ne s’en est pas privé, qui en a affublé chacun des Préludes op.28 de Chopin, alors même que ces œuvres ne les appelaient pas du tout, dans l’esprit du compositeur qui rendait hommage aux préludes et fugues de Bach dont il avait emporté avec lui Le Clavier bien tempéré à Majorque…

Un épisode de la légende d’Ys :
La Fuite du roi Gradlon,
Evariste Luminais, vers 1884.

Mais Martha Argerich, grande admiratrice de Cortot, estime qu’ils peuvent ouvrir l’imagination d’un interprète pour le conduire vers le bon chemin. Et elle ne partage pas du tout la sévérité contemporaine à l’égard des images poétiques du génial pianiste français. Bien au contraire. À ceux qui ne connaîtraient pas cet extrait fabuleux, qu’ils cherchent le « petit exemple » que donne Cortot sur la dernière pièce des Scènes d’enfants de Schumann… Une leçon de musique inoubliable fondée sur un discours poétique. Voyez La Cathédrale engloutie de Debussy, dixième des Douze préludes du Premier Livre. Debussy y fait entendre au début des quintes parallèles et la gamme pentatonique: immédiatement s’impose une atmosphère de légende, moyenâgeuse en diable, assez proche de son opéra Pelléas et Mélisande. En jouant cette succession d’accords ascendants, on ne pensera sans doute pas spontanément à la légende bretonne de la ville d’Ys engloutie par la mer. Elle est pourtant ici «mise en musique» par Debussy dans une pièce que l’on peut quasiment assimiler à de la musique à programme. Tout y est, jusqu’aux ondulations de l’eau, l’émergence de la cathédrale des flots puis son engloutissement… mais bien malin celui qui, non prévenu, les verrait dans ce prélude génial, si on ne lui indiquait pas.

Il en existe un rouleau de piano mécanique réalisé par le compositeur en 1913, trois ans après la composition des Préludes. Il est évidemment à connaître, notamment pour la liberté qu’il y prend vis-à-vis de la partition éditée… Mais voilà, autant un compositeur peut laisser passer des fautes dans une édition imprimée, autant ce qu’il fait quand il joue son œuvre prend force de loi – en tout cas le devrait. Sans que cela soit d’ailleurs, entre nous, d’une importance capitale. Mais il faut écouter le compositeur, quand bien même son interprétation, sa sonorité ne sont pas intégralement préservées par la mécanique imprécise du procédé Welte-Mignon, mais au moins le tempo général et ses variations sont parfaitement reproduits. Ensuite, écouter Alfred Cortot, Alain Planès, Arturo Benedetti Michelangeli, Youri Egorov, Claudio Arrau, Guiomar Novaes, Yvonne Lefébure, Walter Gieseking, Dino Ciani ou encore Sviatoslav Richter montrera que les flots montent plus ou moins vite pour engloutir la cathédrale d’Ys ! La durée de ces interprétations varie de 4 min 34 à 7 min 54 ! Incroyable pour une œuvre si courte ! Et l’on n’accusera pas la faible durée des faces de 78 tours qui limitaient à un peu plus de 4 minutes puisque Gieseking dans les années 1930 met 6min07 et Cortot 4min34 à la même époque… Claude Debussy la joue, lui, en 4 min 59 sur un piano mécanique qui n’a pas ce genre de contrainte de minutages. Cortot est donc bien le plus proche du compositeur…

Le paradoxe de tout ceci étant que malgré de telles différences de durée d’exécution, l’œuvre ne change pas. Un conseil néanmoins, si je puis me permettre: prendre un tempo « vif », à la Cortot ou à la Lefébure est une bonne chose, surtout si l’on n’a pas un magnifique piano sous les doigts… et ce d’autant que la tendance naturelle est de ralentir dans cette pièce.