Dans un programme tout entier dédié à Rachmaninov – cent cinquantenaire oblige – Daniil Trifonov & Sergei Babayan ont offert hier soir une fascinante interprétation de l’intégrale de son œuvre pour deux pianos. De celles qui marquent les mémoires.

Dès la Barcarolle de la Suite opus 5, on devinait déjà ce qui allait faire le charme du récital tout entier : touchers veloutés, souplesse voluptueuse, science du rubato et ruissellement de timbres perlés. Maître et élève, fusionnels comme rarement, démontraient un subtil équilibre des voix souvent fondues en une seule. Forts d’une posture humble et d’une symétrique économie de moyens, leur lyrisme fin et leur pathétisme discret (La Nuit,… l’Amour) habitaient un dialogue intense et séducteur, néanmoins capable de noirceur jusqu’au funèbre (Les Larmes), usant partout d’une délicate palette de nuances. Avant la volée de cloches finale et son ostinato obsédant (Pâques) où les deux interprètes libéraient toute leur énergie. Énergie feutrée et jamais clinquante, que l’on retrouvait dès l’Introduction de la Seconde suite.

Dans leur langue maternelle

Dans une vision moins électrique que celles menées par la fulgurante Martha Argerich quels que soient ses partenaires, La Valse se fit envoûtante à vous tourner la tête, voire presque ensorcelante par son ivresse si contrôlée. Avec tendresse et générosité dans la Romance, les deux pianistes parvenaient même à faire oublier la dimension percussive de leurs instruments. La bondissante Tarentelle, apothéose virtuose mais non démonstrative, habitée d’une aisance naturelle, d’une souplesse féline sans le moindre effort apparent et d’une irrésistible pulsation, prouvait bien que l’un comme l’autre parlaient ici leur langue maternelle

Une osmose exceptionnelle

En seconde partie, les Danses symphoniques, au climat harmonique plus complexe et aux élans plus sarcastiques, composées en exil aux États-Unis près d’un demi-siècle plus tard, témoignaient qu’entre temps Stravinsky, Ravel et le jazz étaient passés par là. Une fois encore Babayan et Trifonov, en dignes héritiers de l’illustre aÎné qu’ils honoraient, y firent état d’une osmose exceptionnelle, d’une sensualité sans affectation et d’une éblouissante maîtrise digitale autant que poétique, concluant le tout par une transcription de l’adagio de sa seconde symphonie.