Petite histoire de ces tandems si particuliers, avec l’exemple de pianistes devenus virtuoses…

Avec la création du conservatoire, on est passé de la transmission socratique du maître au disciple à un enseignement qui se voulait plus rationnel, fondé sur la classe, le cours collectif, l’examen, le concours, le prix. Non qu’il n’y eut pas d’écoles de musique avant cela, mais on y apprenait plutôt la musique en tant que discipline et la pratique de groupe que l’on y était formé aux instruments à clavier, clavicorde, clavecin, orgue, piano-forte puis piano.

Le piano moderne est d’ailleurs né avec le Conservatoire de Paris. Cet instrument sera la grande affaire du XIXe siècle bourgeois, industrieux autant que porté par des rêves d’émancipation sociale : il trônera dans les palais des rois comme dans les saloons et les bordels de la conquête de l’Ouest. Les pianos sortiront de fabriques à vapeur, rapidement électrifiées, usines chantres de la modernité industrielle où naîtra le travail à la chaîne, bien avant qu’Henri Ford ne l’applique à la production des automobiles.

Les pianistes sortiront eux d’« usines à pianistes sur lesquelles [régneront] des préposées aux tierces », disait Yves Nat (1890- 1956), lui-même grand maître et artiste admiré pour ses interprétations si inspirées, neuves, radicales, vivantes des sonates de Beethoven, si poétiques et chimériques des grands opus de Schumann.

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Mais le siècle des conservatoires – celui de Paris bien sûr, mais aussi ceux de Moscou et de Saint-Pétersbourg, et des grandes écoles de musique américaines, anglaises, allemandes, autrichiennes – sera aussi celui de Chopin, Liszt, Tausig, Thalberg, Kalkbrenner et d’autres encore qui étaient des maîtres à l’ancienne, recevant et formant chez eux des pianistes d’âges et d’horizons divers – des hommes comme des femmes –, quand bien même certains de ces illustres professeurs passeront par de grandes écoles de musique, voire en créeront. Chacun d’eux formera d’autres enseignants qui rentreront rapidement dans le rang, absorbés, si l’on peut dire, par la professionnalisation de ce qui est devenu un métier.

Au sein même des conservatoires, les classes supérieures devenaient parfois des monarchies plus que des républiques, quand ce n’étaient pas des dictatures, des théocraties, voire des sectes. D’une certaine façon se reformait ainsi un modèle socratique, mais dans un cadre formel et administratif qui en changeait tout de même fondamentalement le mode réel de fonctionnement, d’autant que les élèves devaient suivre des cours « annexes », théoriques ou pratiques, tenus par d’autres professeurs. La formation était ainsi répartie entre plusieurs « autorités ».

Et cela ne changera pas ou peu jusque vers la moitié du xxe siècle, si tant est que cela ne perdure pas ici ou là dans le monde. Ces classes attiraient à elles les élèves quand leur titulaire était un grand artiste admiré, quand il était le dépositaire d’une lignée prestigieuse ou, plus prosaïquement, quand il avait des élèves qui faisaient carrière après avoir raflé des prix dans les concours internationaux. Yves Nat, encore lui, qualifiait la chose de façon assez terrible, si l’on y songe, quand il disait : « Les bons élèves font les bons professeurs. » Les apprentis ne formeraient-ils pas aussi leur maître en le contraignant à réfléchir à ce qu’il transmet, à ce qu’il peut transmettre et à comment il peut le transmettre ?

Ce faisceau de relations complexes entre maître et élève peut tourner au désastre si ce dernier ne trouve pas le guide avec lequel se créera l’osmose d’où jaillira l’étincelle. Enfant, Claudio Arrau (1903-1991) est parti du Chili pour venir à Berlin afin de trouver qui le formerait. À la veille de repartir, désespéré, pour son pays, après de longs mois infructueux, il rencontre Martin Krause (1853-1918), l’un des derniers élèves de Liszt, sur la recommandation de Rosita Renard, une « payse » qui était son assistante. Coup de foudre entre le gamin et le maître. Progrès foudroyants. Krause était un grand professeur à l’ancienne : il prenait aussi en charge l’éducation culturelle, humaine de ceux de ses élèves qu’il faisait travailler chez lui. Quand ce dernier meurt, Arrau a seulement 15 ans. Krause avait confusément pris la place de son père.

Peu à peu, Arrau se rend compte qu’il ne peut plus jouer en public. Passé par là, Edwin Fischer lui conseillera de consulter un psychanalyste. Ce qu’Arrau fera, avec une analyse qui durera quelques décennies. Mais Arrau ne prit plus jamais une seule leçon de piano après la mort de Krause.

En osmose

De son côté, Nelson Freire (né en 1944) vivra au Brésil une chose similaire. Enfant génial au caractère ombrageux, de santé très fragile, il ne trouvait aucun professeur avec lequel le courant puisse passer. L’époque était encore à l’autoritarisme, et le mioche ne le supportait pas. Lucia Branco, une élève d’Arthur De Greef (1862-1940), encore un élève de Liszt, perçut le talent du petit Nelson et eut une idée féconde: elle superviserait ses études et elle le confierait à l’une de ses répétitrices aussi « bizarre » que lui. Coup de foudre !

Nise Obino comprendra tout de suite cet enfant pas comme les autres et commencera leur relation maître-élève par un « Nous allons parler d’homme à homme ! » que Freire n’a jamais oublié, pas plus que l’admiration qu’il avait pour elle, dont la beauté le fascinait autant que la sonorité de velours de sa voix et sa liberté de femme : elle fumait des cigarettes, se maquillait et était divorcée. Dans le Brésil de 1950, ce n’était pas rien. Les parents du jeune pianiste eurent l’intelligence de ne jamais interférer dans cette liaison musicale et humaine qui ne prit fin qu’à la mort récente de Nise Obino.

Avec nos deux Sud-Américains, nous avons l’exemple d’une relation étroite entre un élève et un maître, fondée sur une osmose totale qui échappe à l’univers du conservatoire et de l’école de musique. Nelson Freire n’a pas d’élèves, mais il écoute beaucoup de jeunes pianistes en public ou à la radio, et surtout beaucoup viennent à lui pour qu’il les écoute. Il ne veut pas enseigner. Rejette les masterclasses publiques car il y voit plus de spectacle, parfois au détriment des étudiants, que de vraie transmission. Le seul enseignement auquel il croit vraiment serait de rencontrer un enfant doué et de le guider jusqu’au moment où il prendrait son envol.

Retour à la vieille forme socratique de la transmission autant que reproduction du modèle qui lui a si bien réussi. Au Brésil, dans les mêmes années, une jeune étoile est apparue. Rosana Martins (1948-2020) : à 11 ans, elle remporte le premier prix du Concours de Berlin, devant Jean-Philippe Collard. Chez les plus de 15 ans, Jean-Bernard Pommier gagne le premier prix… devant Maria Joao Pirès ! Talent incroyable, virtuosité agile, naturel de l’expression, Rosana Martins fait pleurer les musiciens en jouant le Concerto « Jeunehomme » ou le dernier des concertos de Mozart. Mais, insensiblement, elle s’éloignera du piano, ne rencontrant pas le maître qui aurait su la guider, l’aider à se développer – où à rester une enfant prodige dans le corps d’un adulte.

Restons en Amérique latine et voyons Martha Argerich. Elle a bien eu le fameux Scaramuzza comme professeur quand elle était petite, mais elle lui préférait son assistante – et de loin. Elle non plus n’est pas passée par la case conservatoire… Mais son premier maître, celui qu’elle choisira autant qu’il la choisira, sera Friedrich Gulda, qui n’avait que douze ans de plus qu’elle. Elle Mais Arrau, Freire et Argerich sont-ils uniques en leur genre ? Non, avant eux, Arthur Rubinstein, par exemple, sera lui aussi un enfant prodige formé en dehors d’un cadre scolaire. Ce qui ne veut pas dire que l’enseignement qu’ont reçu ces musiciens ne soit pas solide… tant s’en faut. Auraient-il trouvé leur place dans un conservatoire ?

Tout dépend de l’âge auquel ils y seraient entrés. Sviatoslav Richter, qui a eu un parcours assez peu académique en Union soviétique, finira par incorporer la classe de Heinrich Neuhaus à 19 ans, âge où les élèves du Conservatoire de Paris l’ont quitté depuis au moins quatre ans, munis de leur premier prix. Et il en va toujours ainsi de nos jours : le conservatoire Tchaïkovski est une école de musique pour adultes dont on ne sort que fort tard. Nikolaï Lugansky, qui y enseigne aujourd’hui, était déjà fêté dans le monde entier qu’il y suivait toujours l’enseignement de Tatiana Nikolaïeva, puis de Serge Dorenski…

À Paris, les choses ont beaucoup changé. Dans les années 1960, la regrettée Brigitte Engerer sera maltraitée par le directeur du Conservatoire quand elle dira qu’elle aimerait aller finir ses études à Moscou… Ses parents allèrent donc trouver le compositeur Marcel Landowski, alors directeur de la musique, qui, tout au contraire, mettra tout en œuvre pour que cette jeune fille puisse réaliser son rêve en allant travailler au conservatoire Tchaïkovski. Vingt ans plus tard, quand Claire Désert fera la même demande, le directeur du CNSMDP fera tout pour qu’elle se réalise. L’époque avait changé. La relation maître à élève aussi. D’ailleurs, maintenant, ce sont des étudiants, plus des élèves. Et la puissance de la sémantique est réelle… Mais on revenait de loin au Conservatoire.

On a peine à l’imaginer aujourd’hui, mais rue de Madrid et avant cela cité Bergère, quand on était admis dans une classe, on y restait jusqu’au bout, qu’on aime ou pas le professeur, son répétiteur ou sa répétitrice… quand un professeur ne réussissait pas à piquer un élève à une classe rivale. Il n’était pas possible d’aller écouter les cours d’une autre classe. Et les élèves qui allaient au concert d’un grand pianiste passant par Paris avaient intérêt à se cacher pour que leur professeur ne les y croisent pas… s’ils ne voulaient pas entendre un menaçant : « Tu m’as moi, tu n’as pas à aller écouter d’autres pianistes »… Dans quelques classes, les relations professeurs-élèves étaient dures, scolaires, désincarnées ; dans d’autres, tout aussi dures sous des dehors plus amicaux et fusionnels, rarement saines et détendues, provoquant parfois des blessures durables.

Catherine Collard se souvenait avec douleur et rage avoir vu Yvonne Lefébure (1898-1986) déchirer en criant l’article du Monde où avait été publiée sa première grande critique car elle n’y avait pas lu son nom. Le professeur aurait eu une relation compliquée avec la carrière autant qu’avec ses étudiants, bien qu’elle fût une pianiste parfois géniale et un être d’une culture musicale et générale encyclopédique. Mais elle n’était pas la seule à ne pas pouvoir se détacher de ses élèves. Certains ne se remettront d’ailleurs jamais totalement de ces relations affectives autoritaires, quand bien même la société civile, comme on le dit maintenant, était plus cadenassée. Tout cela a changé. En tout cas, dans la plupart des écoles. Car il reste encore des professeurs qui font trembler de peur leurs élèves.

Aujourd’hui, les étudiants sont plus libres. Ils peuvent plus aisément sortir du carcan national pour aller voir ailleurs ce qui s’enseigne et comment cela s’enseigne. Le respect est là, mais la forme autoritaire de la transmission cède quand même le pas devant l’échange quand les « apprentis » prennent de l’âge. Mais le revers est alors parfois que certains cherchent le professeur qui leur dira qu’ils jouent bien plutôt que celui qui leur évitera l’auto-indulgence.