Elle fut une compositrice célèbre dans son pays au début du xxe siècle, avant de tomber dans l’oubli. Cette partition bucolique nous permet de (re)découvrir Leokadiya Kashperova.

Même en Russie, son pays natal, le nom de Leokadiya Kashperova reste inconnu pour la plupart des gens. Or, lorsqu’on le prononce, c’est souvent pour évoquer l’un des plus célèbres modernistes russes. Car cette héritière de l’enseignement d’Anton Rubinstein était aussi le professeur de piano d’un certain Igor Stravinsky, alors un adolescent sur le point d’entamer des études de droit.

En ce temps-là, Kashperova était au sommet d’une double carrière de pianiste et de compositrice, l’interprète favorite de Glazounov et Balakirev, et l’auteure de compositions plébiscitées par le public ainsi que par les éditeurs. Hélas, sa réputation ne survivra pas aux conséquences politiques suite à son mariage, à l’orée de la révolution d’Octobre, avec un sympathisant de Lénine. Après ces événements, plus une seule note de sa musique ne sera jouée et les souvenirs amers que retenait Stravinsky de son apprentissage ne servirent qu’à ternir l’image de cette figure importante du paysage musical russe.

Par bonheur, ses œuvres ont retrouvé une nouvelle visibilité grâce aux efforts infatigables du musicologue Graham Griffiths, lequel avait récemment inauguré, en collaboration avec Boosey & Hawkes, une nouvelle série de partitions consacrée à la compositrice. Dernière parution de cette initiative, la suite pour piano intitulée « Au sein de la nature » (In the Midst of Nature) nous transporte dans le langage poétique d’une Russie fin de siècle. Composée en 1910 dans la résidence familiale proche de Lyubim où la petite Lyolya passait son enfance, l’œuvre en six mouvements montre combien la nature irriguait la pensée musicale de la compositrice, qui aimait retourner dans ce havre bucolique loin de sa vie d’artiste à Saint Pétersbourg.

À l’opposé des œuvres imposantes de ses contemporains, Au sein de la nature revient à une simplicité charmante et lyrique, employant des textures délicates pour évoquer une forte nostalgie et une fragilité. Deux roses, le diptyque ouvrant la suite, met en avant une mélodie empruntée à la voix, tel un nocturne de Chopin, revêtu de tournures expressives et d’harmonies douces. L’écriture révèle d’emblée une belle palette de couleurs, une expression raffinée sans prétention ainsi qu’une connaissance naturelle de l’instrument.

In the Midst of Nature
de Leokadiya Kashperova,
Boosey & Hawkes

Si aucun doigté n’est fourni par cette édition, les pianistes, amateurs comme confirmés, tireront beaucoup de plaisir devant une partition aussi lisible, dont la valeur pédagogique, notamment dans la maîtrise de la pédale et de la polyphonie, accompagnera facilement le parcours d’un jeune apprenti musicien.

Le langage de Kashperova, quoiqu’ancré dans un romantisme conventionnel, frôle aussi une modernité que l’on entend déjà dans les Deux feuilles d’automne, troisième et quatrième pièces de l’œuvre, où le chromatisme donne suite à des dissonances vives et surprenantes. À travers ces délicieux tableaux musicaux, on en apprend davantage sur la compositrice, découvrant son amour pour Chopin – palpable dans l’élégante virtuosité de la cinquième pièce, Le Murmure des blés – et la diversité de son style. Le Battage du blé, dernière pièce de la suite, quitte l’univers gracieux des précédentes pour se projeter vers l’avant, avec ses évocations de machines et ses accords martelés rappelant les clusters de Stravinsky.

Malgré ses réticences, ce dernier ne pouvait qu’admirer les qualités d’une « excellente pianiste » qui serait devenue, dans un autre monde, une artiste phare de sa génération et la gardienne d’une grande tradition russe.