Franz Liszt d’Emmanuelle Pireyre et Anna Katharina Scheidegger, Éd. de la Philharmonie, coll. « Supersoniques », 64 p., 13 €

Poète et romancière écrivant avec esprit sur les mutations contemporaines – lire sa Féérie générale – Emmanuelle Pireyre s’associe à l’artiste Anna Katharina Scheidegger pour raconter les aventures tsiganes de Liszt. Elle puise pour cela dans Des Bohémiens et de leur musique en Hongrie, ouvrage que publia le compositeur hongrois en 1859, mais qui fut écrit pour l’essentiel par sa maîtresse Caroline de Wittgenstein qui y introduisit de nombreuses fantaisies. Qu’importe, tout livre étant à interpréter, celui-ci permet à Emmanuelle Pireyre d’écrire le sien en miroir, avec un séduisant sens floral de la narration faisant éclore moult idées.

Un jour à Paris, le comte Teleki, ami de Liszt connaissant sa passion pour les Bohémiens, lui offre un garçon tsigane d’une douzaine d’années, Josy, qu’il avait racheté à sa famille en Hongrie. Séparé de Marie d’Agoult et de ses trois enfants, requis par ses tournées, Liszt le confie à sa mère tout en tentant une étrange expérience. Il essaye de faire apprendre au garçon la musique savante européenne tout en préservant en lui la spontanéité intuitive issue de la musique tsigane. Cette hasardeuse hybridation de pédagogie musicale fut un échec total! Bien connu des lisztiens, ce tenace tropisme tsigane commence dans l’enfance du jeune Franz lorsqu’il découvre une troupe de Bohémiens de passage à Doborján, petit village hongrois où vit sa famille. Programmé pour devenir un virtuose du piano par son père Adam, musicien contrarié devenu intendant du cheptel d’ovins du prince.

Esterházy, le garçon ne peut qu’aimer la liberté des Tsiganes. Ceux- ci voient le monde séparé en deux catégories : les voyageurs, dont ils sont l’incarnation, et les sédentaires, qu’ils nomment gadjé. À sa manière, Liszt est l’un d’entre eux, voyageur impénitent parcourant inlassablement l’Europe, de récital en récital. À 28 ans, en 1839, il retrouve les Bohémiens de son enfance dans la clairière d’une forêt de son pays natal. « Dans ce cadre enchanté, les Tsiganes jouèrent leur musique pour eux- mêmes et leur unique invité : une musique ensorcelante, qui commença par aller lentement chercher sur le tempo alangui du lassú la couche sombre de douleur humaine au plus profond des participants, puis accéléra en friss, danse rapide d’une folle allégresse. »

Plus tard, en écrivant ses Rhapsodies hongroises, Liszt se souvient de toutes ces musiques tsiganes entendues. Il analyse leurs structures, avec ces modulations intermédiaires sautant d’une tonalité à l’autre et créant d’audacieux changements harmoniques et rythmiques. Une audace présente aussi chez Emmanuelle Pireyre, qui voit dans le cheminement vers l’atonalité de Liszt un écho au « promontoire ultra fleuri, sylvestre et enchanté où il a vu les Bohémiens déstructurer joyeusement le système tonal et entremêler la musique au tumulte de la vie ». Cette étonnante hypothèse participe aux surprises ciselées de ces bucoliques variations lisztiennes.