Sobre et délicat, Philippe Bianconi avait ébloui avec ses Préludes de Debussy en 2012. il retrouve aujourd’hui le compositeur et livre des Etudes d’une clarté et d’une poésie magistrales.

Vous signez un nouvel album Debussy pour la Dolce Volta après les Préludes sortis en 2012. Pourquoi revenir à lui ?
J’avais déjà enregistré ce qui constitue le plus précieux chez Debussy, des Estampes de 1903 aux Préludes de 1913 et je ne voulais pas en demeurer là. Que restait-il d’extraordinaire ? Les Études, son suprême chef-d’œuvre pour le piano.

Il les dédie à Chopin…
Debussy avait une immense admiration pour lui. Quand il écrit ses Études, il a en tête celles de Chopin en modèle absolu. Mais si la subtilité de l’univers sonore reste la même, il s’en éloigne. Chopin épuise chaque technique – tierces, sixtes, octaves – afin que le pianiste progresse. Chez Debussy, il s’agit plus d’un prétexte compositionnel. Il s’affranchit des titres évocateurs qu’il avait utilisés pendant des années et cela stimule son imagination d’une manière incroyable.

✔ Debussy 12 Études.
Le Martyre de saint Sébastien,
La Dolce Volta
✔ 31 oct. à 18h aux Bouffes
du Nord, festival La Dolce Volta

Ce qu’on entend peut-être dès la première Étude ?
Le geste de départ résume le positionnement de Debussy par rapport à son époque. D’un exercice bête inspiré de Czerny, il explose en un do majeur éclaboussé de lumière et je perçois sa joie d’avoir trouvé son propre langage. C’est l’une de ses pièces les plus humoristiques. Il est provocateur, d’ailleurs pendant ses années de conservatoire, ses professeurs d’harmonie hurlaient !

Est-ce plutôt une difficulté de construction qu’on trouve chez lui ?
Absolument. Certaines Études sont étranges. Dans la huitième, pour les agréments le discours discontinu réunit des atmosphères aux couleurs extrêmement contrastées. C’est un défi d’unifier le tout. Mais il y a une sorte de cohérence interne, naturelle et mystérieuse, qui n’obéit à aucun des canons stricts de composition et d’écriture. Elle défie l’analyse.

L’arche des Études est-elle facile à trouver ?
Peut-on vraiment parler d’arche ? J’ai eu plusieurs fois l’occasion de jouer les Préludes en concert. Debussy dit qu’on peut les jouer dans le désordre, mais il a réfléchi à l’ordre de publication. Si on les joue intégralement, les alternances d’une pièce à l’autre sont admirables. Pour les Études, il y a aussi quelque chose d’extraordinaire dans l’ordre de publication.

Vous ajoutez à l’album le Martyre de saint Sébastien, moins connu…
J’étais perplexe. Si je revenais avant les Estampes, le langage allait être décalé… J’ai alors découvert la transcription pour piano des fragments symphoniques du Martyre par Caplet. Cela reste du Debussy tardif tout en étant esthétiquement très différent des Études.

Avez-vous cherché à imiter l’orchestre ?
Oui et non. Comment faire avec une écriture décantée, pas du tout comme certaines transcriptions de Ravel, où il faudrait trois mains pour tout jouer ? Peut-être ai-je eu tort en décidant d’exploiter simplement les richesses qu’offre le piano, mais dès que j’ai adopté cette perspective, je me suis senti libre.

Vous parlez de Ravel, comment Debussy s’en distingue-t-il ?
Si Debussy se revendique un moment des maîtres du XVIIIe siècle, sa démarche est tournée vers l’avant. L’évolution de son langage, sur une trentaine d’années, est inouïe. Ravel reste un grand classique, il est plus virtuose au sens lisztien. Mais Debussy n’en reste pas moins difficile, on trouve dans ses Études des passages d’une perversité incroyable !

Deux courtes pièces se glissent dans le disque…
On a cru que la poignante Élégie, avec sa mélodie dans le grave et ses harmonies incertaines était le point final de son œuvre pour piano. Ce, jusqu’à ce qu’on découvre le manuscrit de 1917, Les Soirs illuminés par l’ardeur du charbon. La pièce s’ouvre sur les harmonies du prélude Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir. Des vers de Baudelaire, adieu bouleversant, nostalgique et apaisé.

Peinture, littérature… De quoi nourrissez-vous votre imaginaire debussyste?
Son imaginaire est exalté par la peinture, Turner, Whistler… Il travaille beaucoup sur la vibration de la lumière par l’harmonie et les modulations. Cela m’a beaucoup accompagné, même si je n’ai jamais vraiment associé un tableau à une de ses pièces. Quand on pénètre une œuvre par le travail, la réflexion, le temps, il apparaît qu’elle se suffit à elle-même. Nadia Boulanger disait que la musique ne décrit rien, ne raconte rien, n’explique rien… Je crois qu’elle avait raison.

On est frappé de la transparence, de la sobriété de votre enregistrement…
Je pense que cela tient à mon tempérament. Quand j’énonce quelque chose au piano, j’aime que ce soit clair. La clarté est importante chez Debussy, même dans les moments vaporeux ou mystérieux. La richesse des couleurs et des sonorités est aussi primordiale.

Le rythme semble fondamental…
Dans les Estampes, le rythme est là, plus anecdotique qu’essentiel. Dans le deuxième cahier d’Images et surtout dans les Préludes, il devient fascinant. Superpositions complexes, discontinuités, ruptures… Il est d’une grande modernité dans les Études. Certains mélomanes peuvent encore, cent ans après, avoir du mal à suivre le discours. Il faut attendre les années 1950 pour que l’œuvre soit reconnue comme fondation de la musique du XXe siècle.