Le pianiste américain est décédé le lundi de Pâques, des suites d’une maladie pulmonaire. Nous perdons un des plus grands serviteurs de Brahms, dont le talent n’avait d’égal que la gentillesse et la générosité.

Brahms était son âme sœur musicale. La Première Ballade lui ressemble. La sobriété de l’écriture qui incite à la modestie. Une puissance venue des entrailles de l’instrument. Une simplicité dans l’énonciation. Une mélodie élégiaque et son mystérieux clair-obscur. Nicholas Angelich nous entraînait dans les profondeurs telluriques de l’instrument, avec cette douceur miraculeuse qui caractérisait aussi bien l’homme que le pianiste. Son piano chantait comme sa voix, mâtinée d’un accent américain qui laissait deviner l’enfant de Cincinnati qu’il était autrefois.

L’enfant prodige né aux États-Unis de parents musiciens originaires d’Europe Centrale et de l’Est. Son père était violoniste à l’Orchestre de Cincinnati. Sa mère était pianiste, elle lui prodigua ses premiers cours dès l’âge de cinq ans, avant qu’il intègre à treize ans le Conservatoire de Paris. Nicholas nous avait confié cet amour incommensurable qu’il avait reçu, et qui lui servait de boussole.
La générosité, est sûrement un atavisme familial bien partagé. Il suffit d’écouter ses enregistrements des deux concertos de Brahms avec le chef Paavo Järvi et l’Orchestre symphonique de la Radio de Francfort pour en mesurer l’étendue. Cette sonorité élastique et ample conjuguée à une souplesse et un toucher soyeux, véritable signature du pianiste. Générosité encore dans le dialogue avec ses partenaires chambristes, Renaud et Gautier Capuçon, Martha Argerich…

Crédit photo : M. Ribes/A. Vo Van Tao – Virgin Classics

Sur scène, il jouait sa vie

Sur scène, un souvenir parmi tant d’autres tout aussi éloquents : les deux concertos de Liszt, donnés dans la même soirée au festival de la Roque d’Anthéron en 2014. L’ardeur, l’orchestre sous les doigts, le souffle retenu du public, la fascination. Il semblait jouer sa vie.

Mais ce talent prodigieux qui était le sien – il pouvait tout jouer – n’était pas au service des seuls romantiques. Il disait se purifier avec Bach, compositeur fréquenté depuis l’adolescence. Sa discographie est certes dominée par Brahms. Mais il nous laisse en héritage des Variations Goldberg, mélange de clarté, de rigueur et de charme.

Ce musicien exigeant et ouvert d’esprit s’intéressait également aux langages modernes et contemporains : Messiaen, Stockhausen, Boulez… Son dernier enregistrement était consacré à Prokofiev à travers un programme singulier et ambitieux : la Sonate n°8, assez rarement jouée, une œuvre aux vastes dimensions, dont le pianiste s’attache à faire ressortir la polyphonie et les états émotionnels très changeants. Et les Visions fugivites, partition dans laquelle il ne ménage pas les contrastes.

Un être profondément attachant

Une œuvre qui sied à la personnalité complexe (et si attachante !) de Nicholas Angelich. Faire un brin de promenade avec lui pouvait relever du défi. Esprit vif mais au pas lent et à la trajectoire hasardeuse, il pouvait vous entraîner dans ses royaumes d’incertitude. Il redoutait les petits réglages du quotidien qui polluent la pensée, les contingences matérielles de ce monde dont il savait se prémunir – il a longtemps vécu sans téléphone portable. Malgré ce « décalage » avec une société qui impose des décisions toujours plus rapides, une communication toujours plus offensive, il a su tracer sa voie et imposer son talent, partout célébré dans les plus grandes salles et par les grands orchestres internationaux.

Nous gardons le souvenir d’un être à l’extrême gentillesse, à l’intelligence et la sensibilité hors normes, en tension constante vers son idéal. D’un éternel anxieux – il reconnaissait être superstitieux et manquer de sérénité – tourmenté par des maux insondables… qui s’évanouissaient dans les guirlandes de doubles croches de la Sonate en si mineur de Liszt, brillantes et ciselées, dans la douceur d’un intermezzo de Brahms ou dans les accords rugissants du même compositeur, merveilleuse porte de sortie.

Un grand cœur

Ce pianiste au grand cœur et au regard enfantin avait le goût des choses simples. On se rappelle ce modeste bistrot près de son domicile de la Porte de Pantin dans lequel il nous conviait, il y a près de dix ans, pour une première rencontre. Il était connu de tout le personnel, réservait une attention à chacun. Il faisait partie de ces êtres rares, attentifs aux autres.

 « La mort nous rend modeste, confiait-il dans nos colonnes en 2020 (Pianiste n°121, entretien d’Olivier Bellamy). Quand on est jeune, on a l’impression que tout ce qu’on fait a beaucoup d’importance. La mort nous rappelle que ça en a moins que ce qu’on pensait. L’important, c’est la vie. D’essayer de toujours continuer à progresser. Et puis d’apprécier les choses. Quitte à se forcer, car le temps passe vite et la vie est fragile. La musique nous aide à vivre les moments difficiles. Aimer l’art est un privilège. Ne l’oublions jamais. »