Le pianiste s’est éteint le 6 mai, à 99 ans, après un siècle de vie consacrée à la musique dont il porta les plus belles couleurs au sein du Beaux Arts Trio et en solo.
Une photo prise à Magdebourg en 1935, ville où il est né douze ans plus tôt, montre Menahem, qui s’appelait alors Max, en compagnie de Bruno (photo) : les deux frères ont une douzaine d’années, portent des culottes de peau, comme les petits garçons en avaient alors en Allemagne. Cette tenue folklorique aujourd’hui souvent portée par des nationalistes nostalgiques ne protégera pas les juifs allemands, dont les plus prévoyants partiront se réfugier là où l’on les accueillait ou plus simplement les acceptait sans visas. Les parents de Menahem Pressler s’installeront en Palestine, quelques mois après la Nuit de cristal, dans une région alors sous mandat britannique. Tous les membres de la famille restés au pays seront exterminés dans les camps nazis.
En Palestine, le jeune Menahem retrouve en 1939 Leo Kestenberg (1882-1962) qui avait lui aussi fui l’Allemagne nazie quelques mois auparavant. Cet ancien disciple de Ferrucio Busoni, lui-même pianiste célèbre, sera mis au ban de la société, bien que membre éminent du ministère de la culture depuis la fin de la Première Guerre mondiale, imposant des réformes importantes dans l’enseignement de la musique à toute l’Allemagne.

Menahem et son frère Bruno
Sa première formation
Pressler devient son élève et commence à faire fructifier un héritage reçu de ses premiers maîtres dont un musicien allemand qui l’avait gardé comme élève malgré l’interdiction formelle d’enseigner à des juifs. À Tel-Aviv, Pressler a un condisciple tout juste réfugié de Bulgarie avec sa mère : Sigi Weissenberg (1929-2012). Sitôt la guerre terminée, il travaille avec Paul Loyonnet (1889-1988), l’ancien élève de Charles de Bériot, le fils de la Malibran qui lui fait découvrir les sortilèges de la musique française. Il s’envole pour les États-Unis, travaille avec Eduard Steuerman (1892-1964), l’ami de Schoenberg et dédicataire des Variations op. 27 de Webern. Il remporte le Prix Debussy en 1946 : Ormandy l’invite à jouer avec l’Orchestre de Philadelphie. Triomphe. À cette époque, Menahem Pressler est surtout soliste et joue avec les plus grands orchestres américains et commence à enregistrer des disques, mais dans le même temps qu’il devient enseignant à Bloomington en 1955, il crée le Beaux Arts Trio, avec le violoniste Daniel Guilet et le violoncelliste Bernard Greenhouse. Cet ensemble deviendra rapidement la plus fêtée de toutes les formations à l’identique depuis le trio Cortot-Thibaud-Casals. Mais aucune ne tiendra si longtemps et résistera aux changements de violonistes et de violoncellistes : seul Pressler restera du début à la fin.

Crédit photos : Julien Mignot / La Dolce Volta
Cette première et magnifique formation était l’attelage béni d’un violoniste né en Russie formé en France par Georges Enesco, d’un violoncelliste américain formé par Pau Casals et d’un pianiste allemand formé entre l’Allemagne et la Palestine. Pressler sera de ceux qui sauveront l’âme de la musique allemande et européenne en emportant avec eux une morale bien plus que des traditions toujours suspectes d’être si différentes d’un maître à un autre. Serkin, Rubinstein, Toscanini, Busch, Moyse, Monteux, Boulanger, Horszowski, Kleiber, Horowitz et tous ces musiciens d’orchestre et ces professeurs dont le nom n’est pas resté mais dont l’esprit de dévotion à la musique, dont l’intégrité et la culture ont survécu chez leurs admirateurs et leurs élèves et perdure aujourd’hui dans les classes à Bloomington, à Marlboro, au Curtis Institute et partout aux États-Unis.
Ces musiciens n’étaient pas tous juifs, mais tous plaçaient la musique plus haut que tout. À la fin de sa vie, Pressler recevra de hautes récompenses du pays dont il avait gardé la nationalité, en plus de celle qu’il avait acquise. Il les acceptera en mémoire des Allemands qui avaient lutté avec leurs moyens de l’intérieur : cet homme était tout d’amour.
Pianiste éloquent et professeur intransigeant
Pendant cinquante ans, cinquante-trois ans pour être précis, mais on ne saurait borner dans le temps une influence qui grâce au disque est toujours là, le Beaux Arts Trio jouera dans le monde entier et enregistrera de très nombreux disques admirables dont la pertinence musicale et la beauté s’imposent dans tous les répertoires abordés. Ce trio a une caractéristique assez fascinante : chacun de ses membres conserve sa personnalité, chacun se met à l’écoute des autres et, comme les trois mousquetaires, ils sont quatre : car le trio n’est pas l’addition de trois instrumentistes mais un interprète à part entière qui parle avec sa voix propre.
Pressler comme pianiste n’était pas de ceux qui éblouissent, bien que dans certains trios, ceux de Ravel ou de Mendelssohn par exemple, il ait pu sortir les griffes, mais il était de ceux dont l’éloquence était fondée sur un jeu clair, subtilement articulé et coloré, une sonorité jamais lourde car son oreille était fine et qu’il n’avait aucune tentation impérialiste. Une sonorité qui se mariait idéalement à celle des archets. Comme professeur, Menahem Pressler savait s’adapter idéalement à ses étudiants. Il était intransigeant et parfois très dur, mais il ne tirait pas son autorité de la tyrannie exercée sur les élèves, plutôt de sa dimension incontestée d’artiste et de sa connaissance intime des œuvres enseignées et au-delà de la musique.
BIO EXPRESS
1923
Naît le 16 décembre, à Magdebourg, Allemagne
1938
Nuit de cristal, le 9 novembre
1939
Installation en Palestine
1946
Débuts avec l’Orchestre de Philadelphie
et Eugène Ormandy
1955
Création du Beaux Arts Trio, devient professeur
à Bloomington, aux États-Unis
2009
Dernier concert du Beaux Arts Trio
2014
Débuts avec la Philharmonie de Berlin
et Simon Rattle
2022
Meurt le 6 mai, à Londres

Élèves ou confrères à Bloomington où il enseignait, ils évoquent pour nous le souvenir de Menahem Pressler…
Vincent Adragna
Vincent Adragna, 39 ans, a été l’élève de Jean-Louis Haguenauer, de Laurent Cabasso à Strasbourg puis d’Alain Planès au Conservatoire de Paris. En 2009, Pressler l’a invité à venir travailler avec lui à Bloomington. Vincent Adragna enseigne depuis 2016, au conservatoire de Nouméa dont il dirige les classes de piano
« Menahem, en merveilleux professeur qu’il était, savait avant tout s’adapter au jeune musicien qu’il avait devant lui. De plus, pour en avoir parlé avec Alain Planès, je sais qu’il ne nous a pas du tout appris les mêmes choses, car nous n’avions peut-être pas les mêmes besoins, et sans doute son enseignement avait également évolué, ses priorités étaient ailleurs. Aussi, quand j’échangeais avec mes camarades de classe à Bloomington, je voyais bien que nous ne retenions pas les mêmes choses de lui.
Pour moi donc, je dirais avant toute chose qu’il rayonnait, physiquement mais aussi spirituellement. Il était extrêmement exigeant mais donnait l’envie de travailler, qui n’est pas un bon mot en français je préfère ce qu’il disait en anglais « I love to practice », il donnait envie de pratiquer, de s’exercer sur son instrument, dans le sens recherche et expérimental du terme. Presque comme un jeu. C’en est un d’ailleurs, on dit bien « jouer d’un instrument », « play the piano », c’est un plaisir. Comment passer six heures par jour derrière son instrument pour être efficace, mais sans plaisir ? Impossible.
Il m’a renvoyé à ma propre solitude, en faisant peu à peu de moi mon propre professeur, en me rendant libre, et en me mettant face à notre responsabilité première de musicien : exprimer la musique telle qu’on la ressent, avec les sentiments les plus profonds. Et le respect absolu des œuvres immortelles que nous jouons, à côté desquelles nous ne sommes rien. Être musicien c’est plus qu’un privilège, c’est une responsabilité, un devoir.
C’est peut-être ça le plus important finalement : il m’a appris à être autonome dans mon travail, à savoir travailler correctement et intelligemment, c’est il me semble ce qu’il y a de plus difficile à apprendre quand on est musicien, bien au-delà des aspects techniques. Je dis souvent que j’ai mis vingt ans à savoir comment travailler : Que le déclic ait eu lieu en le côtoyant n’est pas dû au hasard.
Son extraordinaire carrière et expérience étaient évidemment des atouts considérables lorsqu’on échangeait avec lui verbalement. Je relis encore parfois des mails que nous échangions et je me dis tout le temps que c’étaient des conseils pour la vie.
Son héritage doit être transmis, c’est ma responsabilité et c’est la responsabilité de mes collègues, dont certains ont commencé il y a soixante-dix ans.
Assurément le plus grand homme que j’ai rencontré, avec Janos Starker. »

Crédit photo : The Trustees of Indiana University
Jean-Louis Haguenauer
Jean-Louis Haguenauer (photo) a été élève de Nadia Boulanger, Henri Dutilleux, Germaine Mounier et Jean Fassina ; il enseigne le piano à Bloomington où il vit.
« Pressler n’avait pas de piano à son domicile de Bloomington. Entre deux tournées, il vivait pratiquement à l’université. Il avait un lit de camp sous le piano de son studio. Il enseignait sans relâche, ne cessant ses leçons que pour travailler pour lui, jusqu’à une heure avancée de la nuit. Lorsqu’on le croisait dans les couloirs, ou quand on le côtoyait dans les jurys, il racontait sans fin ses concerts, émerveillé par les succès, comme un tout petit enfant. Après la « retraite » des Beaux-Arts, il a commencé à donner des concerts en soliste et riait du bonheur de cette nouvelle carrière qui s’ouvrait à l’orée de ses 90 ans, du bonheur de jouer avec les grands orchestres, Berlin, et tous les autres !
Le dernier compositeur à avoir écrit pour les Beaux-Arts est Kurtág. Pressler adorait cette pièce, que le Trio a jouée dans le monde entier, et m’a raconté avec émerveillement le travail avec Kurtág, un travail allant aux tréfonds de l’être – il savait que je le connaissais, que j’avais travaillé avec lui, que je connaissais sa manière intraitable, impitoyable, irrésistible.
Un jour, Kurtág les a écoutés répéter un trio de Beethoven et s’est mis à les faire travailler. Pressler, qui connaissait ce trio depuis soixante-dix ans ou plus (l’un de ceux de l’opus 1 je crois, à moins que ce ne soit « Les Esprits ») s’est prêté au jeu avec bonheur, disant que Kurtág lui avait ouvert des horizons, tout en ajoutant en riant que Meneses avait râlé d’être traité comme un étudiant. Mais Kurtág étant son égal devant leur commune déesse, la musique, Pressler n’exprimait rien d’autre que le bonheur qu’il avait ressenti à apprendre et à recevoir. J’ai ce jour-là éprouvé l’étendue de son humilité et de son amour infini pour la musique.
À l’inverse de la plupart de ses collègues à l’université, Pressler n’éprouvait qu’un intérêt limité pour la qualité du piano sur lequel il enseignait. Il y a quelques années, notre responsable de département s’est battu avec acharnement pour que l’administration débloque des fonds pour l’achat de nouveaux Steinway dans chacun de nos studios. La belle affaire ! Pressler a gardé son vieil instrument que tout le monde trouvait injouable. Les étudiants, disait-il, devaient apprendre à bien faire sonner un mauvais instrument. Et il faut voir comme il le faisait sonner lui-même … La technique n’était au fond pour lui qu’affaire de travail, d’amour et d’imagination. Tout le reste n’était qu’intendance. »
Andreas Ioannides
Andreas Ioannides (photo), 36 ans, est pianiste et professeur de piano à l’Ecole de musique de Cork (Irlande) et s’apprête à le devenir de piano et de musique de chambre, au Conservatoire de Dublin.
« Je suis entré dans la classe de M. Pressler à Bloomington, en tant que doctorant en 2013 et j’ai obtenu mon diplôme en 2019. Ce qui m’a le plus impressionné dans mes études avec lui, c’est le sérieux avec lequel il traitait son art et donc son enseignement. Pour M. Pressler, apprendre à interpréter Mozart, Beethoven et Schubert était une vocation spirituelle ; il croyait sincèrement que l’artiste avait la responsabilité d’un prêtre qui livre son « sermon » à son public. Par conséquent, il était de la responsabilité du musicien de découvrir le message intemporel contenu dans les notes et de le partager avec son public de la manière la plus révélatrice possible. Les leçons avec lui étaient souvent sévères et intransigeantes, mais après elles, je me suis senti transformé ; la poursuite incessante de ce qui est significatif et beau était comme un nectar qui adoucissait les blessures superficielles que ses critiques auraient pu infliger.

L’impact écrasant de M. Pressler influence et inspire certainement ma façon d’enseigner. Il est cependant difficile de séparer l’enseignement de l’enseignant, en particulier quand l’enseignant en question est un génie musical comme M. Pressler.
Le mieux que je puisse faire est d’inculquer à mes étudiants le désir et la responsabilité d’explorer les profondeurs de la grande musique que nous avons le privilège d’étudier. J’essaie de donner l’exemple, comme l’a fait M. Pressler, et de maintenir les normes les plus élevées possibles dans mon jeu et mon art. J’essaie d’introduire mes élèves dans un monde de couleurs et de nuances à travers le son, où le phrasé musical est aussi naturel et significatif que la parole humaine, et où les joies et les peines de la condition humaine se reflètent dans les notes qu’ils jouent ; bref, j’essaie de leur montrer que la musique a la capacité de guérir, d’hypnotiser et d’enrichir, incommensurablement, leur vie et celle de leur public. Cela, parmi tant d’autres choses, je l’ai appris de M. Pressler. »