Recommandations autour des œuvres du cahier de partitions
L’eau, élément originaire
L’eau, la terre, l’air, le feu constituent l’univers selon Empédocle. Le philosophe et ingénieur présocratique (490-430 env. avant notre ère), leur ajoute l’amour et la haine qui les unit et les sépare alternativement, dans une vision du monde qui se nourrit de la fusion du visible et de l’invisible. Mêlées, l’eau et la terre sont le matériau du potier, comme l’harmonie et la mélodie formeront la musique dès qu’elle quittera les rives de la seule modalité et du chant homophonique pour celles de la polyphonie puis du chant accompagné.
Et l’on pourrait dire que la musique est composée de hauteurs, de durées, de vitesse et de couleurs dont les compositeurs se sont servis comme les premiers bâtisseurs assemblaient de briques de terre leurs maisons. Sans doute, les musiciens ont ajouté la suggestion dans la tentative toujours malhabile de vouloir composer une musique descriptive qui n’existe pas, comme Stravinsky l’a un jour déclaré de façon définitive : « On ne met pas deux œufs sur le plat en musique »…

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Métamorphoses au rivage
Mais, pour autant, l’élément liquide qui nous occupe ce mois-ci parcourt la musique savante occidentale comme les musiques des peuples qui en sont si éloignés. Cette eau est si souvent là qu’elle tombe du ciel comme dans Les Jours pluvieux de Marie Jaëll, nous convie à une promenade en canotier Sur l’eau de Charles Grelinger, à un voyage au long cours avec les Adieux au rivage de Georges Bachmann, avant que le navire ne soit encalminé sur l’Eau dormante de Massenet, ne nous terrifie par la goutte d’eau qui tombe inlassablement dans le Prélude op. 28 n° 15 ou nous berce dans la lumière dorée de la Barcarolle de Chopin…
Le compositeur y fusionne l’eau, l’air, la brume et la lumière dans un récit que Maurice Ravel a salué ainsi : « Ce thème en tierces, souple et délicat, est constamment vêtu d’harmonies éblouissantes. La ligne mélodique est continue. Un moment, une mélopée s’échappe, reste suspendue et retombe mollement, attirée par des accords magnifiques. L’intensité augmente. Un nouveau thème éclate, d’un lyrisme magnifique, tout italien. Tout s’apaise. Du grave s’élève un trait rapide, frissonnant, qui plane sur des harmonies précieuses et tendres. On songe à une mystérieuse apothéose. »
Cette Barcarolle doit être écoutée dans les interprétations si dissemblables de Dinu Lipatti (Warner), de Martha Argerich (DGG), de Vlado Perlemuter (Nimbus), d’Alfred Cortot (Warner), de Vladimir Horowitz (Sony) et bien sûr d’Arthur Rubinstein (RCA-Sony) pour s’imprégner de son balancement caractéristique, de la splendeur de son harmonie, de sa beauté mélodique et, par-dessus tout, de son climat crépusculaire vénitien…
Sonorité liquide, le songe d’un piano
Or, rien n’est moins liquide que le piano. C’est un instrument à percussion ! Le marteau y percute les cordes plus ou moins vite et tout l’art du musicien consiste, quand la musique l’exige, à transformer cette succession de notes frappées en un continuum sonore qui fasse « oublier les marteaux », comme le demandait Debussy à ses interprètes. Le compositeur des Jardins sous la pluie, d’Ondine, des Reflets dans l’eau, de L’Isle joyeuse, de Voiles ne supportait ni les pianistes au jeu trop articulé ni les « virtuoses » au jeu trop « pianistique ».
Sous son apparente facilité, le 15e Prélude de Chopin cache en fait une grande difficulté dans la conduite du temps et des nuances dynamiques, dans l’illusion qu’il faut donner de la puissance destructrice d’un la bémol-sol dièse répété de plus en plus fort au long d’un prélude dont la durée d’exécution varie de plus d’une minute et demi, selon le tempo que l’on prendra et qui ne devra pas bouger… mais s’accorder avec la densité du son.
Il existe de nombreux enregistrements magnifiques de ce Prélude depuis celui d’Alfred Cortot en 1933-1934 (Warner), jusqu’à celui de Claudio Arrau capté dans une stéréophonie magnifique (Decca), de Maurizio Pollini (DGG), de Nelson Freire (Sony), de Nikolaï Lugansky (Erato) ou encore celui, tout récent, de Behzod Abduraimov (Alpha)… Tous différents, tous idéaux pour retrouver l’esprit de ce morceau composé à Valldemossa par un Chopin hanté par l’idée de la mort… née du songe d’une simple goutte d’eau qui frappe la vitre de la cellule d’un cloître des Baléares qui devient un cauchemar quand elles se démultiplient pour oppresser sa poitrine… Le risque, avec ce Prélude, est de forcer la sonorité du piano jusqu’à ce qu’il zingue trop et casse les oreilles plus qu’il n’oppresse.