Recommandations autour des œuvres du cahier de partitions
Musique des champs de coton
En traversant l’Atlantique, le piano a jeté son bonnet par-dessus les moulins. Instrument de la bourgeoisie et des salles de concerts en Europe, sur le Nouveau Continent il devient aussi celui des saloons de la conquête de l’Ouest, puis des clubs et des tavernes de la Nouvelle Orléans. De cette maïeutique sonore, sociale, culturelle, anthropologique naîtra, dans le Sud, le jazz, ce mélange fabuleux de musiques pas très catholiques mais néanmoins plongeant partiellement ses racines dans le religieux. Le negro spiritual était lui né bien plus tôt dans les champs de coton de l’acculturation des esclaves. Il en sortira peu à peu après la guerre de Sécession, a capella, mais aussi évidemment accompagné par le piano.
Trois combattants des droits civiques

Crédit photo : Co Broerse
Tatiana Nikolayeva (1924-1993),
pianiste, compositrice et professeure
au conservatoire de Moscou.
L’une des grandes chanteuses classiques de negro spirituals était la contralto Marian Anderson qui les enregistrera beaucoup tout en faisant pleurer un vieil ami de Brahms à Berlin quand elle y chanta les Quatre chants sérieux en 1936, à la fureur des nazis. Elle consacrera son tout dernier disque – admirable – à ce genre (RCA).
Elle et son aîné, le ténor Roland Hayes, furent sans doute les premiers artistes classiques noirs applaudis jusqu’en Europe où ils introduisirent le genre par la grande porte. Et même aux États-Unis pour Hayes qui était le « patron » de Pierre Monteux à Boston, et cela malgré la ségrégation.
Il faut aussi écouter la basse Paul Robeson qui paya cher ses combats pour le monde ouvrier, ses tournées triomphales en Union soviétique, son prix Staline…
À des degrés divers, ces trois artistes furent des combattants des droits civiques aux États-Unis. Il faut absolument chercher sur Youtube les innombrables témoignages sonores et vidéo qu’ils ont laissés. Et écouter attentivement les pianistes qui les accompagnent et quand ils chantent a capella s’imprégner de leurs phrasés, de la conduite de leur souffle, de leur legato.
L’oreille doit être le guide
Peut-on chanter Bach et Haendel sur le piano ? La question divise depuis bien avant Wanda Landowska, mais ne mérite guère que l’on s’attarde encore et encore dessus tant il y a de pianistes, et pas que Gould, qui les jouent admirablement – surtout Bach –, au piano, et bien mieux que certains clavecinistes. Tout comme il est un peu cocasse de voir encore des artistes de renom affirmer doctement qu’il ne faut pas utiliser la pédale – il n’y en avait pas sur le clavecin. Si la pédale ne doit pas être un cache-misère, son emploi permet de colorer le son, de le soutenir : bien mise, elle ne nuit en rien à la clarté de la polyphonie et ne s’entend qu’à peine. Le problème étant celui bien résumé par le chef Camille Chevillard qui nota : « Cette pianiste met admirablement la pédale, mais ne sait pas la retirer. » L’oreille doit être le guide…
L’exemplaire Tatiana Nikolayeva
Et puis cela dépend des œuvres… Ainsi, il n’est pas certain que dans le Prélude n°10 du 1er Livre du Clavier bien tempéré et dans le Prélude et Fugue n°2 du 2e Livre choisis ce mois-ci, l’utilisation de la pédale soit indispensable, en tout cas, elle le sera de façon parcimonieuse et légère : le plus important étant par exemple dans le Prélude n° 10 de chanter les deux mains sur des plans différents en termes de timbres : écouter Tatiana Nikolayeva est ici beaucoup plus instructif – elle donne l’impression de jouer sur deux claviers –, que Sviatoslav Richter qui prend un tempo un peu plus rapide dans une acoustique brumeuse. Dominique Merlet prend un tempo proche de celui de la pianiste russe et use de l’édition du Clavier annotée par Frédéric Chopin : sa réalisation est exemplaire.
Si l’on se penche sur le Prélude et fugue du 2e Livre, les mêmes causes produiront les mêmes effets : là encore, Dominique Merlet et Tatiana Nikolayeva seront des guides aussi sûrs qu’inspirants : pour l’allure générale et la conduite des phrases qui se répondent dans le prélude et les voix qu’il faut éclairer dans la fugue d’une façon égalitaire…
Une histoire de circonstances
En revanche, dans la célébrissime Sarabande de la Suite pour clavecin en ré mineur HWV 437 de Haendel, l’usage de la pédale forte s’imposera de façon à lier les accords, ainsi peut-être que la una corda pour adoucir l’attaque des marteaux et donner un son feutré. Le disque d’Andrei Gavrilov (Warner) est remarquable à cet égard. Dans la Suite en sol mineur HWV 452, Sviatoslav Richter (Warner) joue détendu et, les doigts au fond de la touche, trouve le legato, néanmoins dans la Sarabande ici aussi l’usage de la pédale sera forcément plus généreux pour soutenir le chant et les harmonies… C’est une histoire d’oreille et de circonstances, pas de dogme.