Piano hero

Arc-bouté sur son clavier, assis, debout, ondulant, gémissant, comme transpercé par la musique, il semble corps et âme relié à l’instrument… Il faut revoir les images de ses concerts pour mesurer la tristesse de l’annonce qu’il a faite le 21 octobre dernier dans le New York Times, suite à son double AVC: « Je ne me vois plus en pianiste. » À 75 ans, le musicien et compositeur américain reste à jamais un « piano hero », radical et génial.

Moteurs essentiels de Keith Jarrett

Crédit photo : ABC/Impulse ! Records

Premier des cinq enfants de Daniel et Irma Jarrett, Keith naît le 8 mai 1945 à Allentown, ville moyenne et industrielle de Pennsylvanie située près du New Jersey. Sa mère, née Kuzma, d’origine hongroise, parle anglais, mais aussi allemand et hongrois. Son père, enrôlé dans l’armée lors la Seconde Guerre mondiale, souvent absent, étudie la Bible et se convertit à l’Église de la Science chrétienne, pour laquelle la maladie est une maladie de l’esprit qui peut se guérir par la foi. La spiritualité ne cessera d’être un moteur essentiel chez Keith Jarrett.

Assimilation du répertoire classique et création personnelle

Il reçoit ses premières leçons de piano à l’âge de 3 ans, et se produit en public le 12 avril 1953 (il a 8 ans), à l’auditorium du Woman’s Club d’Allentown : il donne ce jour-là un premier concert en solo composé de pièces courtes et variées. On installe un système pour lui permettre d’atteindre les pédales. Au programme : Mozart, Bach (Fantaisie en do mineur), Beethoven, Saint-Saëns (Le Cygne), Grieg (Nocturne op. 54 n° 4), Schumann (Träumerei), Mendelssohn (une Romance sans paroles) et Moussorgski (Hopak, transcription extraite de l’opéra inachevé La Foire de Sorotchintsy).

Plus remarquable encore, la dernière partie du concert est consacrée à des compositions personnelles : A Walk in the Zoo, illustrant en une suite pianistique le portrait musical de neuf animaux. L’assimilation du répertoire classique n’empêche pas la création personnelle.

Caractère de star ou respect pour la musique ?

Dans l’un des domiciles de la famille, le piano ne peut être installé que dans le salon. Le chien, que tout le monde adore, va et vient, la famille s’en amuse. Keith, qui travaille un morceau, s’interrompt, jette la partition à terre et s’écrie : « C’est écœurant ! » L’anecdote n’en est pas une : des années plus tard, il lui sera parfois reproché un « comportement de star » parce que surviennent du bruit ou des éclairs de flashs photographiques. Or, à quinze ans, il est très loin d’être une star, plutôt un adolescent parfois mal nourri, dévoué entièrement à la musique dans un environnement plus que modeste. Pour lui, et dès cette époque, la musique doit régner en maîtresse absolue que rien ne doit venir perturber. L’univers qu’elle génère est le seul qui compte, rien d’autre ne doit y interférer. Sur ce point, il ne changera jamais, c’est un aspect essentiel de sa personnalité. Les pianos doivent être justes et le silence présider à la musique, marque de respect. Ce n’est pas le succès ou la notoriété qui commandent ce respect, c’est ce respect qui permet l’accomplissement. C’est un mode de vie.

Naissance du trio avec Charlie Haden et Paul Motia

Boursier, il préfère étudier à la Berklee School of Music de Boston, où il crée son premier ensemble, un trio, qu’à Paris auprès de Nadia Boulanger. En 1965, il s’installe à New York. Il joue et enregistre avec Don Jacoby and the College-All Stars, Roland Kirk, Tony Scott. Engagé par Art Blakey dans ses Jazz Messengers, il apprend le rôle de « sideman », mais il ne prend pas assez de solos à son goût. C’est le saxophoniste Charles Lloyd, aux côtés de Jack DeJohnette et de Ron McClure qui l’intègre à son quartet. La liberté qui lui est accordée l’amène à développer davantage un style personnel, mais rend difficile la cohabitation avec Lloyd dont les postures amènent ses musiciens à le quitter. L’ensemble se sépare en 1968. Il forme alors son propre trio, avec Charlie Haden à la basse et Paul Motian à la batterie.

Activités musicales

En 1970, il est le pianiste du groupe de Miles Davis. Ce dernier le limite à utiliser le Fender Rhodes, piano électrique. Keith Jarrett en concevra un rejet définitif des instruments électrifiés. En 1971, il constitue un quartet « américain » à New York, avec Dewey Redman au saxophone ténor, à la clarinette et à la musette chinoise, Charlie Haden à la contrebasse et Paul Motian à la batterie. Keith Jarrett, outre le piano, se fait entendre au saxophone soprano, au steel-drum et aux congas. Tous ajoutent les percussions à leur instrument principal.

Parallèlement, il revient au piano acoustique en solo et, en 1975, donne un concert devenu mythique, à Cologne, popularisé par le célèbre enregistrement The Köln Concert. Simultanément, il constitue un quartet « européen » avec Jan Garbarek aux saxophones, Palle Danielsson à la basse et Jon Christensen à la batterie, qui se sépare en 1979. Son activité musicale combine ainsi deux quartets aux répertoires et aux fonctionnements différents, avec des prestations en solo face au clavier.

Chez Art Blakey, Charles Lloyd et Miles Davis, Keith Jarrett avait été musicien au sein d’un groupe dont il ne portait pas la responsabilité musicale. Il l’avait été à nouveau pour le percussionniste Airto Moreira, le trompettiste Freddie Hubbard, le batteur Paul Motian, le quintet du saxophoniste Lee Konitz et du trompettiste Chet Baker, et pour Gnu High, le beau disque du joueur de bugle Kenny Wheeler. Il avait participé à un duo avec Charlie Haden pour son album Closeness (A&M).

En février 1977, il tient le piano au sein du trio comprenant le batteur Jack DeJohnette convoqué par le contrebassiste Gary Peacock pour son album Tales of Another. La complicité est évidente, entre les musiciens le coup de foudre est total, d’autant que la complicité avec DeJohnette remonte au milieu des années 1960 chez Charles Lloyd. Deux sortes de raison l’amènent à reconstituer plus tard le trio, qui se consacre surtout aux standards. D’abord la joie de retrouver l’interaction au sein d’un groupe. Ensuite la beauté et les vertus de la composition qui le portent aux standards, comme elles l’amèneront à la musique classique.

Les trésors de mélodies et de progressions harmoniques qu’ils proposent, la possibilité de leur appliquer les découvertes et la forme d’extase musicale qu’ont révélées les prestations en solo, enfin la complicité que les standards génèrent avec le public, tout cela a lentement mûri jusqu’à devenir impérieux.

Caractéristique de la variété et, d’une certaine manière, de la complexité de sa démarche musicale, en 1980 il enregistre les Sacred Hymns de Georges Ivanovitch Gurdjieff. En 1953, les éditions Janus avaient édité à Paris un album d’improvisations à l’harmonium de ce Grec arménien considéré comme un maître spirituel, mort en 1949. En 1954, Louis Pauwels avait publié au Seuil Monsieur Gurdjieff, fruit d’entretiens avec le gourou qui déchaînent les sarcasmes de François Mauriac. De 1965 à 1967, le Russe Thomas de Hartmann avait fait paraître trois vinyles contenant les compositions de Gurdjieff interprétées au piano et fait éditer les partitions : le maître avait sifflé les mélodies et Hartmann les avait transcrites et harmonisées. Bref, objet de scandale ou d’adoration, au début des années 1970, Gurdjieff est à la mode.$

C’est à partir des anciens disques de Hartmann, qu’il a beaucoup écoutés, que Keith Jarrett opère une sélection de quinze pièces courtes. Une intégrale est enregistrée durant trois jours en Allemagne, mais à ce jour un seul CD a été édité. Bien que la concentration et l’intensité soient présentes, l’album manque paradoxalement de l’impalpable engagement du croyant. La secrétaire de la société Gurdjieff l’ayant convoqué et lui en ayant fait le reproche, Keith Jarrett répond : « Je l’ai admis, parce que l’enregistrement officiel, c’est le disque ancien avec tellement d’âme en lui à cause de cela. Aucun disque moderne ne pourra jamais se comparer à cette patine… C’est une partie de l’Histoire, ça provient du temps où la chose était en train de se faire. Je fus en mesure de la convaincre que je vénérais ces enregistrements, que je n’étais pas en concurrence. »

En janvier 1983, il réunit à nouveau Peacock et De Johnette, mais cette fois sous son nom, constituant un des trios modernes les plus passionnants de ces dernières décennies. Les disques en studio ou en concert ainsi que les vidéos de cette formation, le Standards Trio, constituent un corpus tout à fait exceptionnel. Tout est intense, hardi, tantôt tellurique, tantôt serein, toujours impeccablement maîtrisé et empreint d’un brio musical incomparable, prouvant sans cesse qu’une musique exigeante, ardemment défendue et hautement envisagée ne contrevient pas au succès commercial.

Keith Jarrett parvient à la synthèse de pratiquement tout le piano jazz avant lui (Earl Hines, Art Tatum, Erroll Garner, dont il retrouve fréquemment l’esprit des inimitables introductions, Bud Powell, Phineas Newborn, Ahmad Jamal, Bill Evans, Paul Bley), mettant en œuvre un style largement imité mais dont seul il connaît les arcanes en leur perfection. Chaque moment, touché par une grâce où la musique règne en sublime maîtresse, affirme à la fois la grande subtilité des interprètes – fruit d’années de pratique de raffinement du discours musical – et la parfaite lisibilité de sa mise en œuvre, sa providentielle évidence. Claire et raffinée, presque naturelle mais d’une gracile sophistication, cette musique ne vieillit pas, mêlant en un fleuve unique aux reflets intemporels, énergie et élégie, clarté et complexité, le dionysiaque et l’apollinien.

Keith Jarrett n’a cessé de vouloir atteindre un idéal de vie : devenir insaisissable. Du jeune pianiste improvisant sur Tangerine au flûtiste et percussionniste de Spirits, du concertiste en solo ou en trio au compositeur de larges ensembles symphoniques, du sideman chez Art Blakey à l’interprète du Clavier bien tempéré de Bach et des Suites de Haendel, du thuriféraire de Gurdjieff au solitaire du Cavelight Studio, il n’a cessé de vouloir être multidimensionnel et en même temps dépossédé de soi pour n’appartenir qu’à la musique. De façon sans doute plus intense que d’autres, il illustre passionnément la superbe phrase de Nietzsche : « Sans musique, la vie serait une erreur. »

Le talent qui permet de rester soi-même au sein d’univers musicaux variés communément classés comme étanches les uns vis-à-vis des autres, de déjouer les classifications hâtives et de n’être jamais là où l’on veut l’attendre, est une marque prépondérante de personnalité musicale. Au fond, Keith Jarrett est un homme de la Renaissance. Au sens littéral d’abord, tant il multiplie les naissances esthétiques, tant il fait naître au cours d’une quête continuelle dont on ne peut nier l’exigence de multiples langages qui finalement signifient la même chose, comme chaque être humain incarne à sa façon le genre humain tout entier. Au sens humaniste ensuite, il représente d’une certaine manière un défi vivant aux temps actuels qui ont tendance à privilégier la spécialisation, le caractère unidimensionnel des caractères et des attitudes.

Compositeur original, pianiste exceptionnel, au cours de centaines de concerts, à travers des dizaines de disques, il a passé son temps à multiplier les invocations passionnées, à enchaîner les ex-voto les plus diversifiés afin d’interroger la musique. Nous, auditeurs, nous le savons : elle lui a très souvent répondu.