Un beau coffret publié par decca retrace quarante ans de la carrière du pianiste. L’occasion de rendre hommage à ce grand maître ès style, à ce poète et penseur, merveilleux interprète de Schubert.
Vertigineux, c’est le mot qui vient à l’esprit quand on explore ce coffret de cent quatorze disques. Publié en 2015, tout juste réédité pour fêter les 90 ans du pianiste, il réunit tous ses enregistrements réalisés pour Philips durant quarante années à compter de 1969, sans inclure bien entendu la somme impressionnante engrangée auparavant pour Vox !
Bach n’a droit qu’à un disque, Chopin est à peine effleuré, la musique française est absente, mais Beethoven et Schubert se taillent la part du lion dans ce coffret : le premier avec deux intégrales des trente-deux sonates, trois des cinq concertos ; le second avec deux grands cycles. Le style de Brendel n’a pas évolué de façon radicale, tant l’inspiration reste le fruit du cheminement continu de ce grand penseur.
Écouter l’une après l’autre plusieurs sonates des deux intégrales montre que tempos, accentuation, respirations et souffle restent proches. Brendel ne prend jamais la pose, son humilité face au texte est partout présente. Même si dans la seconde version les détails sont plus fouillés, il ne s’en dégage aucune afféterie, ses timbres étant rendus plus lumineux par la prise de son. Ce style pur, élégant, jamais précieux, viril, jamais brutal, s’est imposé – à côté de Backhaus (Decca) et de Kempff (DGG) – comme une référence. Ainsi qu’il s’en explique : « Certains interprètes ressentent le besoin irrépressible de fignoler, d’élargir et d’approfondir leur connaissance des chefs-d’œuvre, de loger des contradictions sous un même toit, de devenir simultanément plus simples et plus imaginatifs, plus libres et plus exacts. Mes enregistrements successifs m’ont permis de rester conscient de mon évolution. » L’évolution est plus nette dans les versions successives des concertos, en raison de la diversité des chefs (Bernard Haitink avec le Philharmonique de Londres, James Levine avec le Symphonique de Chicago, puis Simon Rattle avec le Philharmonique de Vienne), mais aussi du renouveau des éditions consultées. Écouter Brendel dans Schubert revient à retrouver l’évidence – me ramenant quarante ans en arrière, à ses récitals au Théâtre des Champs Élysées –, surtout dans sa première manière, plus naturelle (impromptus, moments musicaux, Sonates D 784, D 959…), même si, dans l’immense Sonate en si bémol D 960, on peut garder une préférence pour Rudolf Serkin.
La culture et l’humour de cet architecte du son se manifestent encore dans une poignée miraculeuse de sonates de Haydn, où il met si finement en lumière les drôleries chères au compositeur. De Mozart, les concertos sont (presque) tous là, dirigés par Neville Marriner, puis de façon tout aussi précise par Charles Mackerras, tout comme les sonates, fantaisies ou rondos, joués avec grâce, pudeur, aisance : l’artiste y maîtrise tempos et dynamique à la perfection.
Fidèle à Liszt depuis son premier disque, et notamment sa période Vox, avec une prédilection pour celui de la fin, on admire ses interprétations des Années de pèlerinage, des Harmonies poétiques et religieuses, de la Sonate, des Légendes, mais aussi des deux concertos.
Brendel a aussi enregistré Brahms, dont les deux concertos, Schumann : le Concerto, la Fantaisie, les Kreisleriana, les Études symphoniques… Les Variations sérieuses de Mendelssohn complètent ce majestueux portrait, l’incursion dans le XXe siècle se limitant ici à la Sonate op. 1 de Berg et au Concerto de Schoenberg, bien que Brendel ait régulièrement joué Bartók en concert. Un zeste de musique de chambre, dont les cinq sonates pour violoncelle et piano de Beethoven, avec son fils Adrien, une « Truite » de Schubert avec les Cleveland, ainsi que des lieder de Schubert et de Schumann, avec Dietrich Fischer-Dieskau ou encore Matthias Goerne, rendent notre héros moins solitaire.
Et c’est sur deux concerts d’adieux captés en public que Brendel, révérant une dernière fois ceux qu’il a toujours servis, referme cette aventure discographique de quarante années, témoin d’une intégrité intellectuelle exceptionnelle, autant que d’une magnifique maîtrise pianistique.

Alfred Brendel
« Complete Philips Recordings »
Decca. Un coffret de 114 CD