Un roman bien documenté de Thomas Snégaroff raconte la trajectoire fracassée par l’histoire d’un grand bourgeois fantastique qui jouait du piano pour Hitler.
Ernst Hanfstaengl fut longtemps le pianiste attitré d’Hitler, son ami excentrique de la haute société, à ne pas confondre avec Elly Ney, illustre pianiste professionnelle qui fut sans jamais le regretter dévouée aux nazis. Né en 1887 à Munich, ce géant de près de deux mètres est surnommé par antithèse humoristique « Putzi » (« petit homme »). Sa prestigieuse famille germano-américaine se consacre au commerce d’œuvres d’art. Ses parents reçoivent Pablo de Sarasate, Liszt, Wagner, John Philip Sousa. Son grand-père paternel allemand, lithographe et photographe, fit des portraits de Liszt, Wagner, Clara Schumann. Son grand-père maternel est un général américain unioniste qui connut Abraham Lincoln. Le jeune Hanfstaengl apprend le piano avec Bernhard Stavenhagen, dernier élève de Liszt, puis part étudier à Harvard en 1905. En Amérique, il fréquente la fine fleur de l’establishment auquel appartient la branche américaine de sa famille.
Il côtoie ainsi Theodore Roosevelt, président des États-Unis, ainsi que son cousin, le prometteur Franklin D. Roosevelt. À partir de 1909, Putzi dirige à New York la branche américaine de l’entreprise familiale, The Franz Hanfstaengl Fine Arts Publishing House. Il a une liaison avec Djuna Barnes, l’inoubliable auteure du Bois de la nuit porté aux nues par T. S. Eliot, et fréquente avec elle la bohème littéraire.

✔ Putzi,
Thomas Snégaroff,
éditions Gallimard
352 pages, 22€
De retour en Allemagne en 1922, il rencontre Hitler dans une réunion politique à Berlin. Conquis, il se rapproche du futur dictateur – qui voit en lui une ouverture vers les grandes familles bavaroises –, soutient financièrement ses projets et le choisit comme parrain de son fils Egon. Après l’échec de son putsch à Munich en 1923, Hitler se réfugie chez Putzi, dont l’épouse l’aurait empêché de se suicider. Emprisonné pendant cinq ans, il écrit dans sa cellule Mein Kampf, que Putzi contribue à faire publier. Le soir de sa libération, Hitler se rend chez son cher Hanfstaengl.
Devenu le chef de département de la presse étrangère du parti nazi, Putzi met à profit son carnet d’adresses international et rencontre Churchill puis Mussolini. Épuisé par ses harangues, après chaque long discours devant des foules en transe, Hitler se régénère seul avec Putzi au piano, qui l’apaise en jouant du Wagner et du Liszt. Le fantasque pianiste amateur explique au Führer l’impact des fanfares et des chants pour motiver athlètes et spectateurs lors des événements sportifs à Harvard. Hitler saisit tout de suite le potentiel de ce conditionnement et va l’utiliser dans ses rassemblements. Ainsi « Harvard, Harvard, Harvard, rah, rah, rah ! » devient « Sieg Heil, Sieg Heil, Sieg Heil ! », cri unificateur du Troisième Reich.
Disgrâce
Putzi compose des marches pour le régime, dont celle jouée par les SA à la porte de Brandebourg en 1933 lors de la prise de pouvoir par les nazis. Cependant, son influence va être contrée puis amoindrie par Goebbels qui exerce une emprise grandissante sur Hitler. Ainsi tente-t-il de concilier Allemagne et Amérique – sans succès. Son voyage aux États-Unis en juin 1934 à l’occasion d’une commémoration des anciens élèves d’Harvard l’affaiblit, les manifestations de la gauche américaine contre sa venue et sa poignée de main à un ancien condisciple juif lui étant reproché. Trop bavard, il s’épanche auprès de Unity Mitford – la plus nazie des sœurs Mitford, amie personnelle du Führer –, critiquant les dérives du régime. La jeune Anglaise s’empresse de répéter ses propos à Hitler, scellant définitivement sa disgrâce. En février 1937, Putzi est envoyé en mission secrète en Espagne, alors plongée en pleine guerre civile.
Dans l’avion, des agents l’informent qu’il sera parachuté derrière les lignes communistes espagnoles, ce qui provoquerait sa mort certaine. Finalement son avion atterrit à Leipzig, ce traquenard n’étant qu’un cruel canular ourdi par Goebbels et Hitler pour le ridiculiser. Pris de panique, il fuit immédiatement à Zurich puis à Londres. Les nazis vont tenter en vain de le faire revenir, par le biais notamment de Wilhelm Backhaus qui lui transmet une lettre conciliatrice de Winifred Wagner, la belle-fille du compositeur, fervente laudatrice d’Hitler. Interné dans divers camps alliés pendant la Deuxième Guerre mondiale, il propose d’aider Roosevelt lorsque l’Amérique entre en guerre, en écrivant de multiples notes et analyses psychologiques sur Hitler. Tardivement libéré en 1946 malgré ses bons services, il regagne Munich et écrira ses Mémoires avant de mourir en 1975.
En déployant cette vie erratique dans une narration fluide, vive et bien ciselée, l’historien et journaliste Thomas Snégaroff dresse un portrait ambigu d’Ernst Hanfstaengl. On peut juste déplorer un jugement moral un peu trop appuyé, car somme toute, que les nazis soient glaçants n’est pas un scoop. Le regard désapprobateur du narrateur surplombant qui ne se prive jamais de montrer où sont le bien et le mal nous fait regretter l’adage de Flaubert prônant que l’auteur doit être dans son récit comme Dieu dans sa création: présent partout, visible nulle part.