Pour le créateur de « Petrouchka », le piano tenait une place à part. Il lui permettait de « toucher la musique », selon ses propres mots.

Le piano était le laboratoire de Stravinsky. C’est l’instrument avec lequel il découvrit la musique, commençant des cours de piano à 9 ans mais préférant passer ses journées à improviser, au grand désarroi de ses proches. Le désir de créer est né ainsi, mais toujours par le biais de cet instrument. « Toi, tu composeras au piano », lui dit un jour son maître Rimski-Korsakov – et le piano ne le quittera plus. Il deviendra l’outil d’invention avec lequel il érigera la quasi-totalité de son œuvre.

Dans un documentaire passionnant de la NBC (www.youtube. com/watch?v=oJIXobO94Jo), nous découvrons le compositeur assis à son piano dans sa maison d’Hollywood, feuille blanche sur le pupitre, main sur le clavier. Il fait sonner quatre notes, squelette d’un motif qu’il contemple avant de saisir résolument sa plume. « Nous devons toucher la musique ; l’entendre ne suffit pas. En la touchant, nous ressentons sa vibration », confie-t-il à son protégé Robert Craft.

Écriture martelée et cristalline

Si d’autres compositeurs voulaient transformer le piano en orchestre ou en voix, Stravinsky aimait surtout le lien tactile que l’instrument lui offrait, par lequel il pouvait concrétiser l’élément qu’il considérait le plus important – le rythme.

« Je commence mon travail en associant les intervalles de manière rythmique. Cette exploration de possibilités se déroule toujours au piano », explique-t-il à Craft dans l’un des nombreux échanges documentés par ce dernier. En effet, la modernité de la musique de Stravinsky provient de ses rythmes distincts – manifestes dans Le Sacre du printemps, Petrouchka ou L’Histoire du Soldat – comme de l’écriture martelée et cristalline que l’on peut retrouver dans l’identité sonore du piano.

Le piano demeure alors l’instrument primordial auquel le compositeur consacre également une place importante dans ses œuvres orchestrales (L’Oiseau du feu, Symphonie de Psaumes…). Ses œuvres pour piano proposent, quant à elles, un aperçu intime et complet de l’évolution de son style, des textures brahmsiennes du Scherzo (1902) au romantisme de ses Quatre Études (1908), du néoclassicisme de sa Sérénade (1925) aux dissonances corsées des Deux Esquisses (1966). Partout, on perçoit l’empreinte de sa main de pianiste animant les rythmes et mélodies de ses œuvres concertantes ou étoffant la vie harmonique de ses célèbres ballets que le compositeur a transcrits pour le piano, comme pour clore son processus créatif.

Résonances de Stravinsky

Dans ce tour de force réunissant les vingt-neuf œuvres et transcriptions pour piano seul de Stravinsky, le pianiste Alexey Zuev et les musicologues Graham Griffiths et Svetlana Savenko dressent un portrait fascinant du compositeur-pianiste. La richesse de sa pensée musicale se révèle à travers les cinq volumes du coffret, se montrant à la fois inimitable et d’une malléabilité stupéfiante. Un défi qu’Alexey Zuev relève de main de maître, incarnant le martèlement bartokien de l’inédite Marche avec autant d’autorité que la palette scintillante de Petrouchka dans sa célèbre transcription, soulignant les traits incontournables de l’auteur : les rythmes dansés de ses ballets, la polyphonie immaculée de ses sonates, les audaces harmoniques ponctuant l’architecture admirablement équilibrée. C’est ainsi que le pianiste fait émerger les résonances entre œuvres pour nous offrir un panorama de la polyvalence musicale du compositeur et de son inspiration instrumentale.

Intégrale des œuvres et transcriptions pour piano seul, Alexey Zuev, Fuga Libera