De la fabrique de meubles à la fabrique d’instruments haut de gamme, il n’y a qu’un pas. Paolo Fazioli nous ouvre les portes de son usine et revient sur l’histoire de ses pianos. A la sonorité unique.
À Sacile, Italie
Le décor est celui d’un film d’Antonioni. Une grande bâtisse moderne aux parois vitrées qui se découpe dans un ciel argenté. En face, l’ancienne usine, un bâtiment tout en longueur à la toiture en dents de scie qui accueillait jadis l’entreprise de meubles en bois familiale. Le nom Fazioli est arboré fièrement à l’entrée sur une pancarte gris métalisé, au design indémodable de Giulio Confalonieri. À l’époque, cette
esthétique moderne avait surpris. Mais Paolo Fazioli, ingénieur né à Rome en 1944 qui règne aujourd’hui encore sur son petit empire prospère, était déjà visionnaire. Il avait suivi le conseil de ses frères : « S’il est bien fait, ce logo te rapportera toute ta vie », lui avaient-ils dit. Ils avaient vu juste. La simplicité et l’élégance de ce design graphique, construit selon les lois du nombre d’or, est à l’image des pianos Fazioli : intemporels. « Les valeurs que je défends, ce sont avant tout la qualité, la recherche de perfection, et une certaine honnêteté envers les clients », nous confie alors le septuagénaire, resté fidèle à sa ligne inimitable tout au long de sa carrière.

Il fonde son entreprise en 1981. Au fil des années, il s’impose comme un des facteurs incontournables du paysage musical international. Avec de l’audace, de l’inventivité, et du génie. « J’ai commencé le piano quand j’étais enfant. Mon rêve était de devenir pianiste. Comme j’étais très doué pour les matières scientifiques, j’ai étudié à l’université et j’ai fait Polytechnique. J’avais plus de talent pour la technique que pour la musique, même si j’aurais préféré le contraire. À l’âge de 25 ans, j’ai commencé à travailler pour l’entreprise de meubles familiale. Mes parents voulaient que je reprenne le commerce. C’est ce que j’ai fait pendant sept ou huit ans. Puis j’ai commencé avec un ami ingénieur et des ouvriers de la fabrique de meubles à fabriquer des pianos », se souvient-il.
Dans l’usine, entre les longues planches de bois, on découvre des photos de Paolo Fazioli, lunettes d’aviateur, pantalon des années 1970, le reflet d’une époque. Pour fabriquer un Fazioli, il faut compter deux ans et demi à trois ans. La production reste raisonnable : environ 150 pianos par an sortent de l’usine. Le site hambourgeois de Steinway en produit 1 200 par an par exemple.
Chaque étape de réalisation est déterminante dans la qualité finale de l’instrument : moulage de la ceinture, table d’harmonie, harmonisation, verni…Paolo Fazioli a établi lui-même le protocole de fabrication de ses pianos. Depuis la création de l’entreprise, environ 3200 instruments ont été produits ici, à Sacile. L’une des particularités de la marque, c’est qu’elle ne produit que des pianos à queue haut de gamme. Son grand modèle de concert est commercialisé à environ 170000 D. Il existe six modèles en tout, avec bien sûr des variations de design pour les clients les plus excentriques et les plus exigeants. Toujours à la pointe du design, citons notamment un modèle iconique, le M Liminal, aux courbes organiques ou, dans un autre genre, le Marco Polo, dont le couvercle découvre une reproduction d’un Canaletto.
Corps sonores
Outre le savoir-faire, la qualité des instruments repose sur le choix de matériaux d’exception. L’emplacement de l’usine est stratégique. Elle est située à environ 230 kilomètres du Val di Fiemme, vallée italienne des Dolomites qui abonde d’épicéas et surnommée la Forêt
des violons. Antonio Stradivari venait s’approvisionner dans ces contrées riches en arbres à musique. Chez Fazioli, les épiceas servent à construire la table d’harmonie. Des pièces très longues, étroites et régulières sont minutieusement sélectionnées. La table d’harmonie, c’est l’âme du piano. C’est elle qui fait la beauté de la sonorité.
On attrape des mots au fil de la visite. « Corpi sonori », corps sonores. Encore plus parlant. Cette sélection rigoureuse s’accompagne d’un savoir-faire unique pour produire cette griffe sonore si singulière des pianos Fazioli. « Le son de nos instruments est très ordonné, extrêmement précis et élégant. Il est clair, noble, il chante, il porte. Nos pianos ont une très belle longueur de son. Si je devais résumer ses caractéristiques uniques, je dirais qu’il réside dans le bel canto tout en étant très direct », nous dit avec enthousiasme Antoine Dubay, jeune technicien français qui prépare les pianos neufs pour révéler toute leur quintessence.
Mais attention. Aucun piano ne quitte l’usine sans que le maître des lieux n’y ait jeté une oreille. Le chef d’entreprise cultive une passion toujours intacte. C’est peut-être la raison du succès. Cette empreinte sonore à nulle autre pareille et cette constance dans la qualité. «Quand je me suis lancé, j’ai pris mon courage à deux mains et j’ai contacté Aldo Ciccolini et Alfred Brendel. Quand on est jeune, on a du courage ! J’ai remarqué que les pianistes étaient curieux de découvrir des instruments avec une sonorité différente de ce qui se faisait alors. Ils ressentaient la nécessité de quelque chose de nouveau », raconte Paolo Fazioli dans l’auditorium qui jouxte l’usine et affiche sa propre saison de concerts.
Aujourd’hui, la marque est plébiscitée par de nombreux artistes, Herbie Hancock, Angela Hewitt, et des jeunes de la nouvelle génération comme Alberto Ferro, dont nous avons salué le dernier enregistrement sur Fazioli dans nos colonnes (lire Pianiste n°123, p. 12). On se rappelle également de Daniil Trifonov, qui avait sélectionné le Fazioli en finale du concours Chopin de Varsovie en 2010. La marque a toujours su entretenir un dialogue avec les artistes. Et c’est peut-être là que résident les nouveaux défis de cette société familiale. « Les pianistes sont nos pilotes. La nouvelle génération possède une technique beaucoup plus performante que les pianistes des précédentes générations. Le jeu a évolué, il est important que les instruments aient du répondant pour d’adapter à ces évolutions. »
Devant nous trône un grand modèle de concert dédicacé par Aldo Ciccolini. Le pianiste italien entré dans la légende a été l’un des meilleurs ambassadeurs de cet instrument. À travers son toucher inimitable, il n’a jamais cessé d’épuiser les mystères de cette sonorité, claire, légère, élégante et racée.