Evelyne Bloch-Dano raconte dans une belle biographie l’histoire de l’altiste Natalie Bauer-Lechner, amie du jeune Gustav Malher.
Vienne, juin 1876. Le Conservatoire de musique est en pleine effervescence : le prestigieux concours de composition approche. Ce jour-là, on doit répéter la symphonie d’un dénommé Gustav Mahler. Un garçon de 16 ans, de petite taille et aux yeux noirs, monte sur scène et tend au chef, le redoutable Joseph Hellmesberger, une liasse de partition. « Mais c’est plein de fautes, s’exclame le chef en jetant les feuillets au sol. Vous croyez vraiment que je vais diriger une chose pareille ? » Du parterre, la jeune Natalie Bauer-Lechner assiste à l’humiliation publique de Mahler.
« J’ai encore devant les yeux l’image de ce garçon, dont il était écrit sur le front qu’il valait infiniment plus que son supérieur », écrira-t-elle plus tard dans ses Mémoires. Touchée, elle se jure de lui venir en aide. Née à quelques pas de la cathédrale Saint-Étienne, fille d’un libraire viennois très réputé, initiée au violon dès l’âge de cinq ans, Natalie Bauer-Lechner incarne réellement le Wiener Blut célébré par Strauss. Avec Gustav Mahler, jeune juif de Bohème à l’âme tourmentée, elle développe une relation de véritable émulation. Ils échangent, correspondent, partagent une même fascination pour Goethe et un même amour de la nature. Musicienne de très grand talent, Bauer-Lechner comprend l’œuvre de Mahler. Elle est la première à lire ses nouvelles compositions. « Chacun de nous deux donnait et prenait des forces dans ces incroyables affinités électives », se souvient-elle dans ses Mémoires.
Pendant dix ans, Bauer-Lechner va se consacrer corps et âme à cette relation de plus en plus asymétrique : si elle nourrit de profonds sentiments à l’égard de Mahler, lui ne voit en elle qu’une amie. En 1902, Mahler épouse Alma. C’est le coup de grâce pour Bauer-Lechner, qui disparaît définitivement de la vie de Mahler, et de l’historiographie musicale. Sa vie après le grand homme est pourtant passionnante. Elle est l’altiste du célèbre quatuor Soldat-Röger, un ensemble « de dames » qui se produit dans toute l’Europe.
Elle est également à l’origine de plusieurs textes féministes et pacifistes si avant-gardistes qu’ils lui valent une peine d’emprisonnement pour haute trahison. Artiste renommée et penseuse engagée, elle meurt dans la solitude et le dénuement, dans une Autriche rendue exsangue par la Première Guerre mondiale.
Dans son ouvrage L’Âme sœur, Evelyn Bloch-Dano retrace avec sensibilité le parcours de cette artiste exceptionnelle, avec pour toile de fond une Vienne bouillonnante et fascinante. Un récit biographique hors norme aux allures de roman.

L’Âme sœur,
par Evelyn Bloch-Dano,
Stock-France Musique,
360 p., 22 €