Le 5 juin, la pianiste fêtait ses 80 ans. Elle n’a rien abdiqué de ses idéaux de jeunesse. Plus que jamais, elle partage la musique avec les autres artistes, jeunes ou célèbres.

Il y a quelques années, grand-mère heureuse, Martha Argerich a décidé de ne plus teindre ses cheveux. Le poivre et sel a adouci un visage qui n’avait pas besoin de l’être, livre ouvert sur son humeur du moment, rieur, songeur, boudeur, interrogatif, sombre, enfantin.

Beau visage qui est le reflet de l’humanité d’une artiste qui depuis l’enfance s’est battue pour se dégager de la gangue dans laquelle les femmes de sa génération étaient enfermées par une société et une vie musicale qui ne les aimaient que bien rangées derrière les hommes.

Beau visage qui est aussi celui d’une musicienne qui a lutté pour se libérer de la prison dans laquelle « l’enfant prodige » est enfermé, artiste mis à part des autres dès ses premiers pas, enfant roi-enfant martyr… Combien ne font plus de musique, l’âge adulte venu ?

Argerich voulait être médecin ou traductrice, car dit-elle « je suis douée pour les langues ». Mais elle l’est devenue pianiste, contre elle-même et avec elle-même quand elle a finalement décidé après une période très difficile de se présenter au Concours Chopin de Varsovie, en 1965. Depuis sa victoire, elle n’a plus quitté la scène, sauf quand elle a lutté victorieusement contre un cancer, il y a déjà fort longtemps.

Crédit photo : Decca Records

Respect d’un don reçu

Argerich sait qui elle est, sans prétention, sans morgue, mais elle le sait. Un jour, je l’ai entendu me dire timidement  : « Je crois que je suis une bonne beethovénienne ». Oui, c’est certain qu’on l’écoute par exemple, dans les sonates pour piano et violon avec Gidon Kremer, elle y est d’une vitalité et poésie tout haskiliennes. On aimerait l’entendre jouer les Variations Diabelli. Nelson Freire dit qu’elles faites pour elle. Si seulement, c’était ces variations étaient un trio ! Elle s’y collerait… pour le plaisir de faire de la musique avec des amis

Argerich aime jouer du piano mais elle n’aime pas le métier, mais elle respecte un don reçu sans s’en arranger aussi bien que les autres wunderkind sud américains, Bruno Leonardo-Gelber, Nelson Freire, le regretté Jacques Klein, ou évidemment Daniel Barenboim qui est sur tous les fronts, tous les jours. Si elle accepte plus facilement les compliments qu’il y a quelques années, l’idolâtrie ne passe toujours pas.

Une façon différente d’être musicienne

Elle a décidé au mitant des années 1980 qu’elle ne donnerait plus de récitals publics. Et elle s’y tient. Ce n’est pas à cause du trac : jouer le Premier Concerto de Chopin avec orchestre ne fiche pas moins la frousse que les Kreisleriana de Schumann. Argerich pratique « à la place » la musique de chambre avec une assiduité que l’on ne connaît qu’à peu de pianistes illustres, hier comme aujourd’hui : Rudolf Serkin, Arthur Rubinstein, Daniel Barenboim, Sviatoslav Richter. Qui d’autres ?

C’est une façon différente d’être musicien, jamais envisagée par elle de façon superficielle ou autoritaire : les partitions sont travaillées sérieusement, dans la solitude avant d’être coulées dans le dialogue à deux, la discussion à trois, quatre, cinq… avec des musiciens qui lui donnent envie de faire de la musique. Oublions les observateurs qui lui reprochent d’aider des jeunes qui ne leur plaisent pas, à eux…

« Je dois travailler »

Martha Argerich fête ses 80 ans, le 5 juin. On sait « tout » d’elle, raconté dans des livres, dans le film poignant que sa fille Stéphanie a consacré à la tribu Argerich, mais des légendes se propagent qui ne sont pas conformes à la réalité. Depuis quarante ans, que je la croise dans le cadre d’une famille informelle qui réunit le peintre brésilien Alberto Nicolau, son vieil ami Nelson Freire, Rosana Martins ex-enfant prodige récemment disparue, la pianiste Akiko Ebi, son agent Jacques Thelen, ses filles, je peux dire que l’une des phrases les plus entendues dans la bouche d’Argerich, qui est par ailleurs causante, chaleureuse, gentille, timide, curieuse des autres, serait bien  : « Je dois travailler »… Et elle travaille !

Souvenir de l’avoir vu reprendre mains séparées et au métronome la Sonate pour deux pianos et percussions de Bartok avant de la jouer avec Freire pour les cinquante ans de leur duo, Salle Gaveau, fascinante équipe qui fait naître un troisième musicien qui n’est pas l’addition de leurs deux personnalités, mais est un artiste homme-femme autonome qui leur échappe.

Une science du piano infinie

Martha Argerich a 80 ans et elle est un miracle pianistique et artistique. Pianistique, car sa maîtrise du clavier est à peine écornée par les années. Son jeu est toujours fulgurant. Et il a gagné en profondeur de sonorité, en caractère orchestral : elle chante chaque note avec intensité mais sans emphase. Son cantabile a toujours été la grande signature de sa manière ; il a fait d’ailleurs d’elle une schumanienne d’élection. Son piano a désormais une profondeur de timbre michelangelienne mais en plus chaleureux et tendre. Elle dit : « la sonorité d’un pianiste, c’est sa technique ». Et comme sa science du piano est infinie…

Pendant le confinement, Martha Argerich a joué pour les caméras, dans une salle vide, à Hambourg, la Troisième Sonate de Chopin, d’un jet, sans correction, avec cette spontanéité qui fait croire que la musique s’improvise dans l’instant et avec cette grande arche unificatrice qui vient d’une longue fréquentation avec une œuvre dont elle voit la totalité dans chaque note, dans chaque harmonie.

Aux dernières nouvelles, à la veille de son anniversaire le 5 juin, elle a répondu à notre appel : « Je suis complètement débordée et paniquée… vraiment j’aimerais mieux être dans un jardin… » Mais elle a quand même accepté de se remémorer quelques disques d’elle, à sa façon spontanée.