Sergueï Rachmaninov
(1873-1943)

Moments musicaux op. 16, n° 5

Moyen-avancé PLAGE 10

Tonalité bémol majeur ; Mesure 4/4 ; Tempo 54 à la noire ; Technique Legato, cantabile, rondeur du son ; Style Postromantique

Sans doute moins joués que certains de ses Préludes ou Études-tableaux, les Six Moments musicaux de Rachmaninov n’en restent pas moins de magnifiques pièces inspirées, témoignant d’une nouvelle maturité d’écriture pour le compositeur alors âgé de seulement 23 ans.

Ces pages marquent en effet une transition entre les compositions de jeunesse de Rachmaninov et ses œuvres ultérieures. Bien que rappelant Schubert dans son appellation « moment musical », elles n’ont que peu de parenté avec le cycle schubertien.

La cinquième pièce du recueil, la plus accessible et la plus lyrique des six, est un superbe Adagio sostenuto, évoquant le climat du nocturne ou de la barcarolle.

La tonalité de ré bémol majeur nous plonge tout du long dans une atmosphère paisible et sereine, et l’immuabilité des triolets de la main gauche, ainsi que la quasi-permanence de la basse de ré bémol confèrent à ce moment musical une constante impression de calme. Il est découpé en trois parties, une première exposant le thème, une deuxième gagnant en intensité dramatique, la troisième étant un retour conclusif du thème légèrement modifié.

Puisque c’est la main gauche qui ouvre la pièce, commençons par elle ! Son imperturbable balancement de triolets représente comme un tapis sonore sur lequel se posera le chant de la main droite. Sa sonorité doit être la plus fondue possible, par un toucher souple et ductile, les doigts au plus près de la touche, sans aucune attaque.

La masterclasse

La version instrumentale

On fera évidemment usage de la pédale, accompagné d’un grand legato des doigts (autant que possible en fonction des différents écarts), en cherchant le maximum de fluidité, pour obtenir cette sensation d’un doux bercement. Il sera intéressant de mettre légèrement en valeur les notes étrangères qui vont venir modifier imperceptiblement le parcours harmonique au cours des deuxième et troisième pages (si doubles bémols/ la bécarre, mi bécarre/ fa bémol, ré bécarre). Bien qu’étant notée pianissimo au départ, la main gauche doit pouvoir suivre les variations de dynamique de la main droite, sans toutefois ne jamais lui prendre le pas, en conservant sa fonction d’accompagnement.

La main droite, elle, presque exclusivement mélodique, et le plus souvent écrite en tierces, doit être la plus chantante et naturelle possible. La rondeur des tierces ainsi que sa nuance principale mezzoforte nous invitent à lui donner un son plein et onctueux. En plus des nombreuses indications de legato auxquelles il faudra accorder le plus d’horizontalité, il est intéressant de remarquer les récurrentes indications de tenuto (symbole « - ») nous engageant à soigneusement timbrer chaque note de manière expressive et les doigts bien au fond de la touche, sans pour autant perdre de vue la ligne mélodique. Il faudra bien veiller à ce que les nombreux « 3 pour 2 » (triolets contre croches) que l’on va rencontrer entre la main gauche et la main droite n’interfèrent pas dans la continuité du discours et la direction générale de la phrase musicale.

La première partie (mes. 1 à 19) nous présente le thème deux fois à la suite, une première fois dans sa forme la plus simple (jusqu’à la mes. 9), puis une seconde fois de façon plus variée (mes. 10 à 19). En effet, bien que la trame générale soit identique, le chant de main droite y est plus développé tandis que les notes étrangères de main gauche lui apportent une nouvelle coloration (écoutez à la mes. 16 cet inattendu la bécare accompagné d’un subtil diminuendo !). La beauté de cette phrase mélodique réside dans sa grande pureté de ton, à la fois ouverte et limpide. Les quelques incursions de do bémol de la voix inférieure, créant une ambiguïté avec do bécarre, ajoutent à cette phrase humanité et sensibilité.

La deuxième section de l’œuvre (mes. 20 à 37) voit s’intensifier le discours, dans une première gradation aboutissant au climax (fortissimo) de la mes. 29, avant d’atteindre l’incroyable modulation en mi majeur des mes. 35, 36 et 37. Contrairement donc à la première partie durant laquelle l’expression musicale restait contenue dans une relative sérénité, il ne faudra pas hésiter ici à libérer le lyrisme expressif, en veillant toutefois à respecter les différents paliers de nuances indiqués, de manière à ne pas durcir le son inutilement. Même dans les nuances forte ou fortissimo, conservez la plénitude du son sans jamais raidir le bras ou le poignet. Utilisez le ritenuto indiqué mes. 28 pour prendre le temps d’arpéger l’accord mes. 29. Soyez attentifs aux doubles bémols des mesures qui suivent, difficiles lors du déchiffrage. Enfin, goûtez avec bonheur la majesté de cette modulation en mi majeur (annoncée dès la mes. 34), seul moment de l’œuvre pendant laquelle l’inébranlable basse de ré bémol cède la place à mi bécarre, les bémols aux dièses (n’est-ce pas superbe  ?).

Le retour en ré bémol majeur de la troisième partie conclusive (mes. 38 à 53) n’en est que plus sublime et apaisé. On y retrouve le thème de la première partie, avec l’ajout délicat d’un écho à l’octave supérieure issu de la seconde partie. Il sera nécessaire de bien différencier les textures sonores de l’élément mélodique (timbré, chaleureux et mezzoforte) de ces arabesques (transparentes et pianissimo). Qui plus est, lorsque ces deux éléments, d’abord alternés, vont se superposer (mes. 43 à 45), il faudra veiller à bien conserver cette indépendance de sonorité et de dynamique au sein de la même main droite. Vient enfin la conclusion, contemplative et lumineuse. Très belle est cette mes. 49 pendant laquelle c’est au pouce de main droite de timbrer la voix inférieure, indiquée tenuto et legato. Encore plus surprenant est ce fa bémol de main gauche au dernier système, venant apporter comme une dernière ombre à ce ré bémol majeur souverain – à moins d’y déceler une furtive et discrète réminiscence du mi majeur central  ?…