Pour le cent cinquantenaire de sa naissance, nous vous invitons à pousser les portes des salons de l’auteur d’À la recherche du temps perdu et à explorer son univers musical. Salons mondains, certes, en compagnie de Reynold Hahn, mais aussi salon de son appartement quand, reclus, il souhaite goûter la musique pour lui seul, ainsi que nous le rapporte sa gouvernante Céleste. On croise aussi, dans ces salons de la Belle Époque, Francis Planté, merveilleux interprète à la carrière exceptionnellement longue, pour une vie de légende… proustienne.

Thèmes et variations d’une passion

L’écrivain était un mélomane averti. Sa vie, son œuvre, jusqu’à la forme même de son style, l’affirment. Retour sur les thèmes et variations d’une grande passion.

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Marcel Proust avait-il des talents musicaux ? On sait bien peu de choses sur le sujet. Si ce n’est qu’il possédait dans sa chambre un piano à queue, hérité de sa chère mère, perpétuellement désaccordé. Rares étaient en effet les accordeurs qui acceptaient de se rendre au creux de la nuit chez l’écrivain noctambule. Il est à peu près certain que Proust déchiffrait et il est certain qu’il savait jouer. Impossible cependant de savoir si sa pratique était régulière, et si son niveau lui permettait d’interpréter des œuvres du grand répertoire. Mais une chose est sûre: Proust était un fin mélomane, qui avait une culture musicale extrêmement vaste et se rendait régulièrement au concert. « La musique a été une des plus grandes passions de ma vie », avait-il confié un jour à l’un de ses amis.

Fil rouge de son œuvre 

Comme bon nombre d’intellectuels et d’artistes de la Belle Époque, Proust fréquente les salons littéraires et musicaux. Hauts lieux de la sociabilité aristocrate et bourgeoise, on y croise toutes les célébrités du moment : les écrivains Anatole France ou Alexandre Dumas fils, le peintre Degas et même Léon Blum. Proust est régulièrement l’invité des salons de Marguerite de Saint-Marceaux, de la princesse de Polignac, de Madeleine Lemaire ou encore des époux Daudet, qui ont d’ailleurs inspiré bon nombre de personnages de la Recherche.

Dans ces salons mondains, la musique est omniprésente. Elle constitue le fond sonore des conversations et donne lieu à d’innombrables concerts privés. Grands interprètes et amateurs sont invités pour l’occasion et jouent le plus souvent un répertoire de chambre, des lieder et des mélodies. C’est dans ce cadre très particulier que Proust découvre dans les années 1890 ce qui va ensuite constituer l’un des fils rouges de son œuvre : la musique de Beethoven, Bach, Schumann, Debussy et de tant d’autres. Et c’est également dans ces salons qu’il fera la rencontre de quelques grands compositeurs venus y présenter leurs nouvelles pièces, comme Fauré, Massenet, Saint-Saëns ou encore le jeune Reynaldo Hahn.

Seul face à la musique

À partir des années 1910, Proust entame son roman Du côté de chez Swann. Consumé par l’écriture et affaibli par des crises d’asthme très violentes, l’écrivain se replie sur lui-même et voit la vie de salon d’un œil de plus en plus critique. Il se fait installer le « théâtrophone », une nouvelle technologie qui va lui permettre de découvrir les concerts de Wagner chez lui, via le téléphone. Il fait également l’acquisition d’un pianola, sorte de piano mécanique qui lui permet d’entendre un grand choix d’œuvres.

Enfin, l’écrivain invite des musiciens, tantôt des amis tantôt de grands artistes, à jouer pour lui, se délectant des quatuors de Fauré, de Franck, et de ceux de Beethoven qu’il affectionne particulièrement. Dans l’intimité de son appartement, seul face à la musique, dans l’obscurité et les yeux fermés, Proust développe une forme d’écoute très particulière, « à l’aveugle ». L’écrivain est désormais à la recherche d’une expérience musicale intérieure, très éloignée des démonstrations ostentatoires et affectées des mélomanes mondains. Dès lors, les salons ne constitueront plus pour Proust que les décors de ses romans.

Proust et Reynaldo Hahn, accords et désaccords

Coqueluche des salons, Reynaldo Hahn est une figure incontournable du paysage artistique de la Belle Époque. Tout Paris raffole des mélodies pour piano et voix de ce beau et charismatique compositeur, qui est aussi pianiste, chanteur et critique musical. Lorsqu’ils se rencontrent en 1894, Hahn et Proust ont à peine plus de 20 ans. L’écrivain tombe immédiatement sous le charme de celui qu’il surnommera « l’instrument de musique de génie qui s’appelle Reynaldo Hahn ». Les deux jeunes hommes partagent une même passion pour l’art, la musique, la poésie. Deux ans plus tard, leur histoire d’amour passionnée laisse place à une amitié et une complicité sans égale jusqu’à la mort de Proust en 1922. Devenu chef d’orchestre de renommée internationale, Hahn, à cause de ses origines juives, sera contraint de quitter Paris et de vivre dans la clandestinité pendant la Seconde Guerre mondiale. Il mourra en 1947, alors qu’il avait depuis peu été nommé à la tête de l’Opéra.