Aimeriez-vous frôler l’épaule de votre partenaire de musique de chambre ? Sa jambe, son petit doigt ? Lui chuchoter quelques mots doux, tout en jouant une symphonie de Beethoven ? J’ai ce qu’il vous faut : le quatre mains. La position du duo à quatre mains oblige à une intimité sans pareil, respirer ensemble, vivre la musique au corps à corps, avancer d’un même élan. Attention cependant, le dos risque de souffrir, sa position vrillée – vers la droite pour l’un, la gauche pour l’autre – est l’une des plus périlleuses qu’a inventée la musique classique.
Sur la partition, prima aux aigus, seconda aux graves, les deux se partagent le médium. À seconda l’exercice délicat de la pédale. Poignet et coude coincés par la position du corps, le son de prima devient vite aigrelet. Le son de seconda, lui, manque de légèreté. Attentifs à ne pas se déranger, on se gêne tout le temps. Mieux vaut sentir bon… Prima n’ose jamais dire à seconda combien il joue trop lourd, seconda reste consterné par le son pauvre de prima. Mais, tels des jumeaux siamois, l’un n’est rien sans l’autre.
À deux sur le même clavier, on s’amuse comme des petits fous. Dès l’époque de Mozart – le plus enfant des compositeurs – fleurissent des partitions à quatre mains. Suivent Beethoven, Brahms, Bizet, Debussy, Fauré, Ravel et tant d’autres, tous nous ont concocté de purs chefs-d’œuvre – les compositeurs d’aujourd’hui, pour la plupart, tournent le dos aux dos vrillés. À la fin du xixe siècle, le quatre mains prend véritablement son essor. Chaque dimanche après-midi, dans les salons bourgeois, le piano résonne de mille musiques. Il croule sous les partitions orchestrales transcrites pour quatre mains : intégrales des symphonies de Mozart, Beethoven, Schumann, quatuors à cordes et opéras populaires, la famille se met au clavier et le fait sonner comme un juke-box avec les grands tubes de la musique classique. Plus tard, au milieu du xxe siècle, le tourne-disque remplacera le piano-orchestre, leur propriétaire devenant auditeur, sans plus mettre la main – les quatre – à la pâte.
Il y a une certaine ivresse à faire jaillir un son deux fois plus riche, voire un orchestre, d’un clavier. Même imparfaitement, qu’importe. Combien est-il agréable de ne pas faire attention à toutes les notes ! L’important, c’est le plaisir. Il existe d’ailleurs un grand nombre de pièces faciles pour quatre mains, je vous conseille 3 + 3 de Charles-Henry. Certains compositeurs ont également écrit des œuvres rassemblant élève et professeur, tel Jean Françaix avec ses délicieux Portraits d’enfants, d’après Auguste Renoir. Prima pour l’élève, tandis que le professeur enrobe avec une partie de seconda plus charnue et complexe. C’est aussi ça le quatre mains, réunir deux interprètes, quel que soit leur niveau.
Chefs-d’œuvre, oui. Cependant rarement joués en concert, public et musiciens leur préfèrent le répertoire à deux pianos, plus grandiose, à l’interprétation plus évidente. Pourtant, le quatre mains offre les joies les plus subtiles de la musique de chambre. Par-delà la proximité des corps et le souffle partagé, un lien souterrain unit les deux interprètes. Chacun ressent de l’autre les profondeurs extrêmes de sa personnalité, il accompagne ses zones inconnues. Derrière le jeu d’enfant, un voyage dans l’impénétrable…

Jeunes filles au piano (détail)
d’Auguste Renoir