Le pianiste roumain de 76 ans s’est éteint à Lausanne le 17 avril dernier. Immense interprète de Beethoven, Schubert, Mozart, Brahms… son jeu imprévisible fascinait par sa liberté et sa spontanéité.

Il avait l’allure d’un chamane, d’un berger des Carpates, d’un sage platonicien, et lors de ses dernières apparitions sur scène qui remontent à quelques années, d’un monarque un peu usé. Il s’est éteint à Lausanne, « paisiblement, des suites de plusieurs maladies », précise son agent. Radu Lupu, pianiste discret à la stature impressionnante, était décrit par ses proches comme un être simple et immédiatement chaleureux, champion d’échec à l’humour taquin et pince-sans-rire, amateur de grands vins et capable de jouer pour le précieux nectar, loin de l’image impénétrable et ascétique qui lui était parfois associée.

Un être authentique

Secret, il ne s’exprimait pas dans les médias – sa dernière interview remonte aux années 1990 – et avait renoncé aux studios d’enregistrement à peu près simultanément. À l’exception d’un disque Schubert à quatre mains avec Daniel Barenboim pour le label Teldec. Ce n’était pas une posture qu’il se donnait, non. Il faut l’avoir vu et entendu sur scène pour saisir à quel point cet être authentique était habité par la musique, traversé par elle, cette matière mouvante qu’il créait, recréait sur l’instant. Il n’en finissait pas de chercher à saisir l’insaisissable, de prendre des risques et d’exiger du public une concentration sans faille. Surtout quand il fallait percevoir des pianissimos à la limite de l’audible.

Crédit photos : Mary Roberts/Decca

Il avait cette façon unique de sculpter le son et les silences, nous entraînant dans un voyage en cinq dimensions, surnaturel.  « La musique c’est ce qu’il y a entre les notes », disait le célèbre violoniste Isaac Stern. Cette liberté-là, il ne voulait pas l’enfermer dans une boîte. Exister oui mais dans l’éphémère de l’instant. Si chaque mesure de la partition était pensée, analysée, décortiquée, c’était pour mieux faire surgir l’imprévisible. C’est ce qui faisait sa force : une grande liberté associée à une fidélité au texte.  « Furtwängler m’a appris la souplesse du tempo et Toscanini la tenue du tempo », disait-il.

Celui qui avait la phobie des enregistrements a laissé vingt-huit disques qui
se sont pour l’essentiel immédiatement hissés au panthéon des versions
de référence. Schubert, Brahms, Debussy, Mozart, Beethoven…
Citons la Fantaisie en fa mineur de Schubert, enregistrée avec un géant
à sa mesure : Murray Perahia. Ou encore les deux séries d’Impromptus du même compositeur, véritable voyage sonore, sans oublier la Sonate D.960,
aux vastes horizons. Il affirmait pourtant : « Le micro me rend idiot. Certaines personnes perdent tout naturel dès qu’elles sont photographiées. Moi,
c’est la même chose avec le son. »

« Le micro me rend idiot. Certaines personnes perdent tout naturel
dès qu’elles sont photographiées.
Moi, c’est la même chose avec le son. »

Radu Lupu

Spontanéité jaillissante

Chaque récital de Lupu était un événement hors norme. Il prenait place sur sa chaise à dossier – son dos était fragilisé par une chute domestique – mais cette posture lui permettait d’avoir plus d’amplitude, ce dont il témoigne dans une rare interview donnée en 1995 au Monde de la Musique : « Quand j’y vois clair dans une œuvre, les mains exécutent automatiquement l’idée que je m’en fais. C’est comme si j’étais mon propre chef d’orchestre, complètement détaché loin de mes doigts. Ils sont mes accessoires de jeu que je commande. Je les dirige. Pour cette raison, je préfère être assis sur une chaise, le dos bien installé contre le dossier. J’ai besoin de cette distance entre le corps et les mains. »

La musique s’élevait et démarrait alors cette expérience intime, ultime. Dans Schubert, avec un souffle d’humanité sans commune mesure, cet alchimiste nous guidait dans sa nuit claire, avec une économie de gestes confondante. Sa spontanéité jaillissante rendait son discours toujours plus captivant.

La veille d’un concert, il ne répétait pas tout son programme au piano – il le mentalisait. « Il travaillait beaucoup dans sa tête », raconte André Furno qui a produit tous ses concerts parisiens. Et de citer le chef d’orchestre Bruno Walter : « Un grand interprète est un créateur au second degré. » Radu Lupu était de cette trempe-là.

Une épreuve de force

Après un concert mémorable où il donnait à Paris la Sonate en sol majeur de Schubert, Anne Queffélec, amie de jeunesse, est venue dans les coulisses lui exprimer sa gratitude : « D’habitude, il était toujours fâché après ses concerts. Ce jour-là avec un petit sourire, il m’a dit : ‘Je crois c’était bien. Quand j’oublie moi-même, c’est bien.’ » Discrétion et humilité, mais non moins autorité. On se rappelle un Troisième Concerto de Bartók à la salle Pleyel où l’orchestre suivait les options musicales du pianiste, et non du chef d’orchestre qui s’agitait sur la tribune. Il avait cette puissance de conviction. Et au-delà : un magnétisme irrésistible.

Mais ce talent était parfois cher payé. Sa « carrière », mot qu’il n’affectionnait pas particulièrement s’est réalisée à son corps défendant et les instants qui précédaient ses concerts pouvaient tourner à l’épreuve de force. Il était victime d’un trac terrible avant ses récitals, secoué par des vomissements, comme le racontait dans nos colonnes le chef Lawrence Foster (Pianiste n°96). Retiré de la scène, il a été heureux au cours sa dernière année d’existence car il ne subissait plus ce stress, nous a glissé André Furno.

Radu Lupu (à droite) en studio avec le producteur
Christopher Raeburn (à gauche).

Jardins secrets

Radu Lupu est né en 1945 dans une famille juive de Galati en Roumanie. Pour son premier concert donné à l’âge de 12 ans, il a joué des pièces qu’il a lui-même composées. À Bucarest, il étudie notamment avec la professeure de Dinu Lipatti, Flora Musicescu, déterminante dans son parcours. En 1961, grâce à une bourse d’études, il part travailler à Moscou auprès de l’un des plus illustres pédagogues du siècle précédent : Heinrich Neuhaus, qui comptait dans son écurie d’autres monstres sacrés comme Gilels ou Richter. Puis avec son fils, Stanislav. Des années formatrices mais douloureuses.

Avec ses hauteurs de vues musicales, associées à sa technique infaillible, extrêmement souple, il enchaîne les récompenses : Premier prix du Van Cliburn (1966), de Leeds (1969) et du concours Enescu (1970). Il joue en 1972 avec l’Orchestre symphonique de Chicago et Carlo Maria Giulini. Un triplé gagnant qui aura lancé sa carrière.

Au cours de sa vie de musicien, il choisit ses répertoires et ses apparitions avec parcimonie. Mozart Schubert, Schumann, Janáček, Moussorgski, Bartók, Enescu, Beethoven, Bach… figurent au programme de ses concerts. S’il se restreint sur scène, il chérit dans le secret de sa demeure suisse, d’autres partitions qu’il joue en solitaire.

Loin du tapage médiatique, cet héritier d’Haskil et de Lipatti aura toujours cherché, dans la discrétion et l’humilité, sa vérité.