Tout au long de sa carrière, le pianiste aux éblouissantes fulgurances n’a cessé de déconcerter, par sa personnalité comme par son jeu. Que nous dit aujourd’hui son dernier opus ?

Ivo Pogorelich revient au disque. Il y a un an, il publiait un récital Beethoven contesté par la critique musicale et nombre de ses confrères. Cette fois-ci, il retrouve Chopin dans les studios de Sony. Le pianiste entretient avec ce compositeur une relation ancienne – et peut- être encombrante. Bien au-delà du mini-scandale provoqué par l’éviction du pianiste de la finale du Concours Chopin de Varsovie en 1980, il y avait un pianiste dont le niveau instrumental et la personnalité musicale ridiculisaient les membres du jury qui l’avaient mal noté au point de l’éliminer.

Les raisons de cette exclusion n’ont jamais été admises par quelques-uns des plus grands pianistes de notre temps qui accueillirent immédiatement Pogorelich dans leur olympe. Certes, le jeune homme avait contre lui d’être beau comme un dieu, d’être une bombe sexuelle « multi-genrée » et d’être un interprète libre. Sur scène, cette ambiguïté insolente s’exprimait avec ce brin d’arrogance indépendante de la volonté de ceux de qui émane une présence aussi magnétique : Pogorelich captait la lumière. La jeunesse et le talent aveuglant du pianiste envahiront rapidement les journaux et les bacs des disquaires. Les enregistrements de Pogorelich sont toujours écoutés, admirés, déjà quasi muséifiés. Parmi eux, une interprétation sublime des Études symphoniques de Schumann dont la réalisation pianistique est digne d’un Hofmann, d’un Moiseiwitsch, d’une Novaes des grands jours, et dont la profondeur musicale ne peut être évacuée en raison même de la sensualité sonore si peu schumanienne d’apparence qui fait partie intégrante de l’art de Pogorelich (DGG). Et, bien sûr, des interprétations chopiniennes parfois affirmées de façon trop viriles, mais tou- jours mises au point de façon maniaque, comme les Préludes op. 28 ou les Scherzos.

En ces années 1980 et 1990, le pianiste était précédé d’une réputation de personnage difficile, boudeur et désinvolte. Celui qu’on a rencontré était sympathique, simple et direct. C’était un bosseur, épris de perfection, guidé par son idéal musical. Ainsi, il n’hésitera pas à nous montrer les rougeurs sur ses avant-bras, signe d’une tendinite carabinée – « Je travaille trop sans doute ». Après la mort de sa femme, il rompra avec la grande carrière qui avait été la sienne, se fera plus discret, mais son jeu accusera peu à peu des idiosyncrasies de moins en moins acceptables – la lenteur de certains tempos faisant se dissoudre la musique avant qu’elle n’atteigne l’auditeur tan- dis que son piano devenait dur et cinglant.

Son nouveau disque ? C’est un objet sonore au luxe très ouvragé, mais cousu de travers avec des fils indiscrets. Dans le temps même qu’on admire la pâte pianistique, le son, la maîtrise, que l’on ne peut décrocher d’un jeu assez totalitaire au fond, on s’impatiente d’être confronté à la complaisance d’un pianiste qui s’écoute plus souvent qu’il n’écoute la musique. Car le paradoxe est là : impossible de décrocher de cette si décousue Fantaisie op. 49 qui abrite quelques moments d’intériorité bouleversante et de somptuosité pianistique réjouissante, de ne pas aller au bout de cette Troisième Sonate dont le premier mouvement s’ensable en raison de somptueux arrêts sur images qui en brisent l’élan, mais dont le « Largo » chante, chante, chante… Oui, impossible de ne pas être fasciné et même ému, car derrière ces vitres déformantes, le grand Pogorelich nous fait tou- jours signe dans la pénombre. Celui du Nocturne op. 55 de Varsovie, en 1980, qui figure au panthéon chopinien avec ceux de Friedman, d’Arrau et de Freire.

Crédit photo : Gabriel Hill

Pogorelich
Chopin Nocturne, op. 48, n° 1
Nocturne, op. 62, n°2
Fantaisie, op. 49
Troisième Sonate
Sony