Recommandations autour des œuvres du cahier de partitions
On aurait tort d’imaginer que le piano à la russe ne serait fait que de grandes œuvres virtuoses au caractère orchestral. L’âme russe est bien plus complexe que les déferlements d’octaves ou d’accords, le lyrisme ravageur des grands concertos de Rachmaninov, Tchaïkovski ou Prokofiev peuvent le laisser supposer. Tout comme il n’y a pas que les sonates de Prokofiev ou de Scriabine pour le répertoire du piano solo.
Il y a tout un répertoire d’œuvres courtes au caractère intime dont la sélection de ce mois témoigne de façon éloquente. Des pièces qui exigent un contrôle du son, une éloquence fondée sur une ligne que l’on doit trouver en liant les notes pour les chanter.
Même une grande œuvre comme les Tableaux d’une exposition de Modeste Moussorgski ne peut pas être réduite à La Grande Porte de Kiev où le compositeur fait sonner de grandes volées de cloches, si caractéristiques de la musique russe. Les pièces qui composent ces Tableaux sont réunies, comme cousues, par un thème qui revient sans cesse : la Promenade qui exige justement ce parlando pianistique typique : chanter sans insister tout en avançant. Pour en avoir une vision idéale, il faut écouter en tout premier lieu l’enregistrement légendaire réalisé par Benno Moiseiwitsch en 1945 (réédition Naxos) qui, malgré l’ancienneté de sa prise de son, s’impose toujours comme une référence. Les allergiques au son ancien pourront écouter son enregistrement de 1961 à peine moins réussi (Universal).
De tous les compositeurs russes, Scriabine est celui dont le langage a le plus évolué. Partant de Chopin et de Schumann, il est allé vers une harmonie de plus en plus personnelle et complexe dont l’originalité titille toujours l’oreille et les sens. De l’Opus 2 à l’Opus 74, ses préludes accompagnent cette évolution. Ceux de l’Opus 11 sont évidemment dans le sillage de ceux de Chopin composés autour du voyage à Majorque du compositeur et de George Sand.
Crédits photos :
pour Benno Moiseiwitsch, SDP
pour Vladimir Sofronitzki, Dina Khusainova
pour Josef Hoffman, SDP
et pour Tatiana Nikolayeva, Co Broerse
Là, il faut absolument trouver l’enregistrement de Vladimir Sofronitzki capté en 1951. Le piano est un peu mince de timbre. Sans doute un vieil instrument Becker ou Bechstein rescapé d’avant la révolution d’Octobre. Mais la façon aphoristique, chantante sans insistance, articulée finement, l’ambiance fin de siècle nostalgique et fanée qu’y déploie le pianiste est admirable, d’une beauté raffinée.
Rachmaninov aurait presque rejeté son Prélude op. 3 n°2 car on le lui demandait toujours comme bis, or cela ne lui rapportait pas d’argent vu qu’il ne touchait rien sur la vente des partitions ! Il l’a néanmoins enregistré, et d’une façon assez insurpassable, sinon celle de Josef Hoffman, le pianiste américain d’origine polonaise à qui il a dédié son Troisième Concerto. Là, le piano doit sonner comme un orchestre, avec des accords qui ne doivent jamais être écrasés mais doivent faire entrer tout le piano en résonance : les bras doivent rester souples en toutes circonstances. À écouter par Rachmaninov sur Youtube et à regarder dans un film fascinant où l’on voit Hoffman, le prince des pianistes, à l’œuvre.
La Petite suite de Borodine est un bijou trop rarement joué. Elle a été enregistrée par Vladimir Sofronitzki et aussi par Tatiana Nikolayeva qui y déploie une sonorité magique dès les premiers accords d’Au Couvent : elle se joue des chausse-trappes de rythmes de la Rêverie dont les plans sont si bien restitués et y chante ensuite de façon magique (à voir sur Youtube).